(Dix heures dix-huit minutes)
Mme
Hivon
:
Bonjour. Merci d'être ici. Alors, je vous ai convoqués ce matin pour vous
parler du problème des délais de traitement des dossiers en matière criminelle.
Ce n'est pas un problème qui est nouveau en soi, mais c'est un problème qui atteint
une ampleur absolument sans précédent et qui a des conséquences absolument
dramatiques pour les victimes et, je dirais, pour la confiance du public en
général dans le système de justice.
C'est le cas pour la situation qui a été
portée à notre attention par TVA cette semaine, où on a vu que, compte tenu des
délais qui étaient indus à un présumé agresseur pédophile d'une petite fille de
six ans... s'en était tiré, donc n'avait pas à subir son procès parce que les
souvenirs de l'enfant n'étaient plus ce qu'ils étaient. Donc, du fait des
délais carrément, ce procès-là a avorté, et on a vu que ce n'est pas un cas
isolé. Il y a d'autres parents, d'autres familles qui se retrouvent dans la
même situation et qui en ce moment ont excessivement peur de ce qui va se
produire, des cas où on a deux ans d'attente entre l'agression et le procès,
qui n'est pas encore débuté, sur des enfants de cinq, six, sept ans, et on sait
comment c'est fragile dans ces cas-là, parce que les souvenirs s'estompent très
rapidement, et donc c'est tout le témoignage, toute la preuve qui repose sur
les épaules d'une personne, d'un enfant.
C'est malheureusement des situations qui
font en sorte qu'on doit poser des gestes. Vous avez vu que ce n'est pas isolé,
c'est un problème généralisé dans le milieu de la justice criminelle, avec des
risques d'arrêt de procédures qui explosent carrément. Dans les cinq dernières
années, il y a eu près de 200 demandes d'arrêt de procédures uniquement pour
des questions de délais indus. Ça, c'est une augmentation de 50 % par
rapport à la période précédente. Vous vous rappelez tous évidemment du dossier
SharQc, 31 accusés criminalisés, donc, de gangs qui ont été libérés à cause des
délais. On se souvient aussi de la cause du Faubourg Contrecoeur qui vient tout
juste de commencer alors que ça fait quatre ans que les accusations ont été
déposées. Même chose pour le procès de l'ex-maire de Laval, M. Vaillancourt, et
la trentaine de coaccusés. Les accusations ont été déposées en 2013, et le
procès est prévu, pour l'instant, en 2019, six ans après que les accusations
soient déposées.
Évidemment, la situation est tellement grave
qu'on voit des cris du coeur qu'on n'a jamais vu auparavant. On a vu un fait absolument
rarissime, la juge en chef adjointe responsable de la cour criminelle à la Cour
du Québec carrément sortir de sa réserve et interpeller, donc, tous les acteurs
pour dire que la situation était telle que ça l'empêchait de dormir et qu'on
s'en allait carrément dans un mur si on n'en changeait pas la trajectoire.
Ça n'a aucun sens que notre système en soit
rendu là. Ça n'a aucun sens, comme je le disais, parce que tout le système de
justice repose sur notre confiance dans ces institutions-là. Bien sûr, quand il
y a des délais comme ça, de cette ampleur-là, c'est la qualité de la preuve qui
s'en ressent. Donc, les risques d'avortement sont plus grands, en plus de la
question des délais, et c'est surtout dramatique pour les victimes. On est
supposés vouloir remettre l'équilibre entre les accusés et les victimes dans
notre système de justice pour que les victimes soient plus au centre de nos
préoccupations.
Or, ce qu'on voit, c'est qu'avec de tels
délais les victimes se retrouvent carrément laissées à elles-mêmes, à vivre
avec leurs traumatismes d'une manière prolongée, en n'ayant pas le sentiment de
pouvoir conclure un chapitre excessivement difficile de leur vie. Je pense notamment
aux cas d'agressions sexuelles où, je le répète, la preuve repose généralement
sur l'unique témoignage de la victime, et ce qui est absolument hallucinant,
c'est qu'on met de l'argent, on fait des campagnes de sensibilisation pour
inviter les victimes à dénoncer, à porter plainte, à s'impliquer dans le système
de justice. Or, on se rend compte qu'avec les délais indus on est en train de
les laisser tomber à l'autre bout.
Même chose, on a voulu investir dans les
ressources policières pour la lutte au crime organisé, à la corruption. À
l'autre bout, ce qu'on voit, c'est qu'on réduit le nombre de procureurs, les
effectifs, mais aussi que les délais prennent de plus en plus d'ampleur, avec
les risques d'avortement de procès, comme on a vu dans SharQc.
Alors, la situation est carrément
intenable, et j'interpelle formellement la ministre de la Justice, la ministre
Vallée, ce matin, pour qu'elle prenne les choses en main, pour qu'elle fasse de
la question des délais en matière criminelle une véritable priorité d'action.
C'est urgent. Quand c'est rendu que des présumés agresseurs d'enfants s'en
sortent compte tenu des délais, quand c'est rendu qu'une juge en chef de la
cour criminelle dit qu'elle n'arrive pas à trouver le sommeil la nuit tellement
qu'elle se pose des questions sur comment on pourrait améliorer les choses et
faire diminuer les délais, bien, c'est le rôle de la première responsable de la
justice de mettre de l'avant des actions.
Alors, je lui demande aujourd'hui deux
choses. Je lui demande d'abord un plan d'action pour ce printemps, qu'elle va
rendre public, pour vraiment nous dire comment on va venir à bout de ce mur qui
pointe à l'horizon et qu'elle travaille vraiment comme première responsable de
la justice, qu'elle ne se réfugie pas derrière l'autonomie, ou l'indépendance
des tribunaux, ou le fait qu'il y a plusieurs acteurs qui sont impliqués dans
le dossier, mais qu'elle travaille vraiment avec l'ensemble des acteurs, que
l'on pense à, évidemment, le DPCP, la magistrature, le Barreau, que tous ces
gens-là travaillent ensemble pour changer les choses.
Évidemment, ça requiert des fonds, des investissements
parce que l'austérité a aussi été présente en matière de justice. On a vu que, par
exemple, des postes de greffier n'ont pas été comblés, ce qui veut dire que les
juges ne peuvent pas siéger parce qu'ils ne sont pas accompagnés correctement.
Alors, ce n'est pas banal. Donc, un plan d'action pour le printemps, et par
ailleurs, dans l'intervalle, parce que la situation est si difficile, ce qu'on
lui demande, c'est que, pour les dossiers d'agression sexuelle qui concernent
des mineurs, qu'elle agisse pour faire en sorte que ces dossiers puissent être
traités en priorité. Pourquoi c'est si important? Comme je le mentionnais,
parce que ces dossiers-là reposent uniquement, dans la plupart des cas, sur un
témoignage.
Alors, ça, ça veut dire que c'est toute la
preuve qui repose sur les petites épaules d'un enfant dont les souvenirs, les
études le montrent, sont altérés de 50 % en l'espace de six mois. Donc,
imaginez quand on fait face à des délais de deux ans, de trois ans. Alors, je
lui demande ça au nom de la confiance du public dans le système de justice, au
nom surtout aussi de la place que les victimes doivent avoir dans notre système.
Et je lui demande de faire une réflexion plus globale sur le traitement des
dossiers d'agression sexuelle parce que ce sont aussi des dossiers plus
largement... que l'on parle d'enfants ou d'adultes qui sont vraiment à risque,
parce que plus le temps passe, plus le fait que ça ne repose que sur un
témoignage, avec les risques que des victimes se découragent, ça fait en sorte
que ce sont des risques énormes. Alors, il faut que la ministre agisse, et
c'est ce qu'on lui demande formellement aujourd'hui.
M. Bélair-Cirino (Marco) : Pourquoi
lui demander un plan d'action alors que la solution semble claire, du moins le problème,
un manque de ressources? Pourquoi un plan d'action?
Mme
Hivon
: Il y
a plusieurs aspects. Il y a le manque de ressources qui est important. Donc, on
parle bien sûr de greffiers, de juges, de s'assurer de combler les postes de juge
dès qu'ils sont vacants, de salles, et il y a aussi une question de culture. Il
y a une question de dire qu'il faut qu'il y ait de la gestion d'instances
aussi, qu'on se donne les moyens de ne plus tolérer des requêtes préliminaires
qui arrivent le jour où le procès doit commencer. Donc, il y a tout cet
angle-là, il y a la question de la longueur aussi des procès. Est-ce qu'on
devrait mettre une limite à la durée de certains procès? Il y a des procès qui
durent depuis 18 mois, voire deux ans, à tous les jours, un procès criminel.
Donc, vous pouvez vous imaginer ce que ça fait comme répercussions
d'engorgement. Les causes sont plus complexes.
Alors, il y a plein de pistes de solution.
Les ressources, évidemment, on ne peut pas passer à côté. Puis je pense qu'avec
1 % du budget au Québec qui est consacré à la justice ce n'est pas
astronomique. Donc, il y a certainement une réflexion à y avoir là,
prioritaire, mais il y a aussi de sentir qu'il y a une volonté de la ministre,
comme première responsable de la justice, de vraiment s'attaquer à cette
problématique-là et de faire en sorte qu'elle fait travailler tous les acteurs
ensemble. C'est sa responsabilité à elle.
Et je pense que c'est important aussi, ce
n'est pas une question de hiérarchiser ce qui est plus important dans le
système de justice, mais c'est une question de se dire que, quand il y a des
enfants qui sont impliqués, et que tout repose sur leur témoignage, et qu'on
veut, justement, mettre fin aux agressions sexuelles, on veut collectivement
dire que la pédophilie, les agressions sexuelles, c'est un crime qui doit
vraiment faire l'objet de toute notre attention, bien, ça mérite d'être regardé
de manière prioritaire.
M. Bélair-Cirino (Marco) : Il
y a un manque de volonté, selon vous, de la ministre? Est-ce que la situation
s'est considérablement aggravée sous sa gouverne?
Mme
Hivon
:
Bien, la situation s'est carrément aggravée, ça, c'est sûr. Il y a de multiples
causes. C'est certain que la question, par exemple, des ressources… Quand on ne
remplace pas des greffiers, bien, ça a un impact. La question aussi de la
complexification de la justice. Je ne dirai pas que tout porte sur les épaules
de la ministre, c'est un phénomène qui est beaucoup plus complexe. Mais la ministre
est là depuis deux ans, il n'y a pas de… Je n'irai pas dire qu'il y a un
phénomène de cause à effet, mais ce qu'on voit, c'est que, pour une foule de
facteurs, dont, une partie, elle est responsable et dont d'autres acteurs sont
responsables aussi, il y a vraiment cette explosion des délais. Écoutez, juste
en 2014 et 2015, le délai a augmenté de six mois à la Cour du Québec, passant
d'un an et demi à deux ans — ça, c'est la moyenne — Cour
supérieure, a passé de deux ans à trois ans, en un an.
Alors, ce n'est pas pour rien que, là,
carrément, les juges sortent. Dans le langage codé des juges, ça veut dire :
Aidez-nous — parce qu'on sait que ce sont des sorties qui se font de
manière rarissime — aidez-nous avant qu'on franchisse le mur et qu'il
y ait d'autres avortements de procès qui ébranlent davantage la confiance du
public, mais surtout la confiance des victimes. Parce qu'on est tous et toutes,
malheureusement, des victimes potentielles, et on veut avoir cette confiance-là
envers notre système.
Mme Lajoie (Geneviève)
:
Donc, si on vous comprend bien, la ministre Vallée est en partie responsable
des délais qui s'allongent?
Mme
Hivon
: Moi,
je demande à la ministre Vallée de faire en sorte de prendre ses
responsabilités. Les causes sont nombreuses. Elle peut, à deux égards, du poste
qu'elle occupe de première responsable de la justice, changer les choses en
présentant le plan d'action et en agissant pour que des dossiers puissent être
traités de manière prioritaire, comme ceux des agressions sexuelles pour les
enfants. Changer les choses, premièrement, en mettant des ressources dans le
système de justice et, deuxièmement, en faisant en sorte que tous les acteurs
travaillent de manière concertée, en synergie, parce qu'il faut changer cette
culture-là.
Mme Lajoie (Geneviève)
:
Donc, vous ne voulez pas dire que Mme Vallée est responsable. Est-ce que
le Parti québécois, qui était là deux ans auparavant, est responsable aussi?
Mme
Hivon
: Le
Parti québécois a fait énormément de travail. On a nommé un nombre record de
juges sous la gouverne de M. St-Arnaud, 45 juges en un an et demi. On a
modifié les règles pour l'aide juridique, ça vient de rentrer en vigueur. Donc,
on a augmenté significativement les barèmes pour qu'ils suivent le salaire minimum,
ce qui fait en sorte que... un autre des problèmes dans le système de justice c'est
le fait que de plus en plus de personnes se représentent seules, ce qui rend la
chose beaucoup plus complexe pour la gestion de la preuve. Donc, c'est un autre
geste très significatif qu'on a posé, comme ça moins de gens se représentent
seuls.
Et le fait est que les tribunaux, sans
accabler la ministre de la Justice de ce fait-là, parce que les causes sont
nombreuses, mais les tribunaux ont connu une explosion des délais, effectivement,
de 2014 à 2016. Et là il est temps que vraiment la ministre qui est en poste
depuis deux ans, où on ne l'a jamais entendu parler de la question des délais
en matière de justice criminelle, nous présente vraiment son plan d'action,
nous dise qu'elle en fait une priorité, nous dise qu'elle ne reste pas
indifférente face à des situations absolument tragiques comme celle qu'on vient
de voir cette semaine, où une petite fille de six ans est laissée pour compte
par le système parce que les délais ont été tels que son agresseur n'aura pas à
subir son procès.
M. Bélair-Cirino (Marco) :
Mais ça, c'est un cas... Vous mentionnez ce cas-là, je comprends que ça frappe,
Mmis est-ce qu'il y en a plusieurs cas comme celui-là, où il y a des victimes
d'agressions sexuelles qui voient les procédures s'éterniser puis qui plongent
les familles dans un désarroi?
Mme
Hivon
: Bien,
c'est environ 5 % des demandes d'arrêt de procédures. Donc, moi, je
trouve, c'est quand même significatif. Sur près de 200 demandes d'arrêt de
procédures dans les dernières années, ça veut dire que c'est une dizaine de
cas. Je trouve que c'est pas mal trop.
M. Bélair-Cirino (Marco) :
Puis ma dernière question : Bon, vous mentionnez aussi que le nombre de
requêtes en délais déraisonnables a bondi au cours des dernières années. Est-ce
que vous estimez que ça fait maintenant partie vraiment des stratégies des
avocats de la défense de peut-être rester les bras croisés, d'attendre
justement que les délais s'allongent? Et la requête est toujours, disons, est
plus... On y pense beaucoup plus aujourd'hui, lorsqu'on est dans la défense,
qu'on y pensait il y a 15 ans.
Mme
Hivon
:
Bien, c'est certain, parce que c'est... Effectivement, tout le monde est
préoccupé d'équité procédurale, puis les accusés ont des droits, mais les
victimes aussi doivent avoir des droits. Les accusés ne peuvent pas avoir tous
les droits. Et on est dans une situation telle qu'il y a de nouveaux univers de
possibilités qui s'ouvrent, juste compte tenu de l'écoulement des délais. Et
qui qui est responsable de ça? Bien, c'est les responsables du système de
justice. On ne peut pas blâmer un puis l'autre. Il faut, à un moment donné, se
dire qu'il faut que les choses changent.
Donc, c'est sûr qu'on se dit : Ah!
oui, ça a toujours été là, mais là, la situation, elle est dramatique. Quand
les juges en chef... je me répète, mais moi, je n'ai à peu près jamais vu ça,
qui sortent pour dire qu'ils en perdent le sommeil puis qu'on s'en va dans un
mur, bien, je veux dire, avant qu'ils fassent ça, compte tenu de leur réserve,
c'est que la situation est grave.
Alors, quand tu es responsable du
ministère de la Justice et de la bonne marche de la justice au Québec, bien, il
faut que tu prennes des responsabilités, il faut que tu en fasses une priorité,
il faut que tu dises que les gestes vont venir. Et là on ne peut plus attendre,
il faut que les gestes viennent maintenant. Alors, on lui demande ce plan
d'action là, pour le printemps, mais, dans l'intervalle, il continue d'y avoir
des risques énormes. Alors, il faut qu'il y ait des actions qui soient prises
et, quand la preuve ne repose que sur un témoignage, bien évidemment, ces
risques-là sont décuplés par rapport à la preuve. Donc, il faut agir pour
mettre une priorité sur ces dossiers-là.
Mme Fletcher (Raquel) : Vous
parlez anglais?
Mme
Hivon
: Yes.
Mme Fletcher (Raquel) : OK. You mentioned a 50% increase. Was that in general? What was that
number regarding?
Mme
Hivon
:
There was a 50% increase of the number of requests that were tabled because of
undue delays, of, you know, an explosion of delays in the Court of Québec. So
what we've seen is that, in the last five years, there was an increase of 50%.
Almost 200 lawyers tabled requests to ask for a withdrawal of trial because of
undue delays.
Mme Fletcher (Raquel) : Do you know if it's specific to Québec or if there…
Mme
Hivon
:
Yes. Québec has the worst statistics regarding the delays. If you compare to
Ontario, the average time is 120 days. So it's a little bit… It's four months
and here it's a lot more than that. Now, the average at the Court of Québec is
two years. So it's very, very concerning to everybody who cares that we can
maintain the confidence of the public and especially of the victims towards
their system of justice.
Mme Fletcher (Raquel) : You were speaking in particular of victims of sexual assault and
that kind of nature crime. After the Jian Ghomeshi trial, we've heard a lot
about what needs to be in place to help the victims. Aside from this action
plan, is there anything that you want the Minister to implement or to add?
Mme
Hivon
:
Yes. I want her to give priority, I want her to make sure that, in conjunction
with the tribunals, because it's a shared responsibility, the defense lawyers
and also with the DPCP, the Crown prosecutors, that really she gives the signal
that the cases regarding sexual assaults on children have to be prioritized.
Why? It's not a question of hierarchy, it's a question of saying that, because the
evidence relies, in most cases, only on the shoulders of the victim, especially
in a case of a young victim, on the very little shoulders of a 6-year-old
child, that those cases need to be prioritized, to make sure that justice will
be rendered, and that, you know,
because of the lack of memory, we won't be facing a case where the evidence is
fragilized. Merci.
(Fin à 10 h 36)