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Introduction historique-en

13rd Legislature, 3rd Session
(January 7, 1915 au March 5, 1915)

Par Gilles Gallichan

Les événements de 1915

Le 19 février 1914, lorsque se termine la 2e session de la XIIIe législature, personne ne soupçonne qu'autant d'événements majeurs vont marquer l'actualité nationale et internationale avant l'ouverture d'une nouvelle session du Parlement québécois. À Québec, le milieu politique tente de dissiper les relents nauséabonds de l'affaire Mousseau-Bergevin, laquelle a projeté une image de vénalité de la vie publique1. Néanmoins, au printemps, le 29 avril 1914, le député de Bonaventure, John Hall Kelly, reçoit la chaise curule de Grandville au Conseil législatif. Cette nomination ne fait pas l'unanimité, car ses adversaires n'ont pas oublié que Kelly avait lui aussi fait l'objet d'accusations et que jamais la lumière n'a entièrement été faite sur cette histoire de concussion avec les marchands de bois2.

Pour faire oublier les faiblesses de quelques-uns de ses représentants, le gouvernement Gouin cherche à mettre en lumière les progrès accomplis par la province de Québec sous l'administration libérale. On trace des routes, l'électricité annonce, dit-on, l'aurore d'une nouvelle révolution industrielle, on ouvre de nouveaux territoires à la colonisation en Abitibi et on essaie de minimiser les ravages de l'exode des Québécois vers les États-Unis. On tente parallèlement d'encourager une immigration belge francophone dans la province. En mai, le gouvernement nomme agent du Québec à Bruxelles, Godfroy Langlois, le turbulent et peu clérical député de Saint-Louis. Son départ de la scène politique et journalistique apaise les humeurs épiscopales dans la province.

Malgré le lénifiant discours officiel, le Québec, devenu majoritairement urbain, découvre de plus en plus la plaie du chômage et de la pauvreté ouvrière, lesquels aggravent les problèmes d'hygiène, de tuberculose, d'alcoolisme et de criminalité; autant de questions sociales qui vont alimenter les débats politiques pour de nombreuses années à venir.

En attendant, en ce printemps 1914, le public pleure le millier de victimes du terrible naufrage de l'Empress of Ireland, survenu le 29 mai devant Pointe-au-Père dans le Saint-Laurent, et l'on se réjouit le mois suivant de l'élévation de Mgr Bégin, archevêque de Québec, à la dignité cardinalice. La capitale réserve d'ailleurs un accueil triomphal au primat de l'Église lorsqu'il rentre de Rome, soulignant ainsi avec éclat la fête nationale (24-25 juin).

Au-delà des banquets, des discours et des hommages, les nuages s'accumulent à l'horizon politique canadien. La question des écoles françaises en Ontario fait l'actualité depuis l'adoption en 1912 du Règlement XVII3. Ce fameux document limite à presque rien l'enseignement du français dans les écoles primaires. Pendant l'année 1914, les escarmouches se transforment en véritable bataille nationale, les francophones réagissant de plus en plus vivement aux attaques des orangistes qui souhaitent éradiquer la langue française du Canada. La grande crise européenne de l'été 1914 ne parvient que difficilement à faire oublier ce problème qui touche à l'équilibre et à l'existence même de la fédération canadienne.

 

L'Europe en guerre

On ne croyait pas vraiment que l'attentat contre l'héritier d'Autriche, à Sarajevo le 28 juin, et la crise diplomatique qui a suivi auraient de plus graves conséquences que d'autres épisodes de l'interminable conflit balkanique. Malgré des menaces de guerre de plus en plus précises, l'Europe conserve tous ses attraits pour les hommes politiques et les notables canadiens-français. Ceux qui peuvent se le permettre profitent des fréquents départs vers le vieux continent et il s'y rendent plus nombreux que jamais pendant ce fatidique été de 1914. Il y a notamment à bord des paquebots de nombreux dignitaires ecclésiastiques partis assister au congrès eucharistique de Lourdes en juillet. Henri Bourassa y participe également à titre de conférencier et poursuit ensuite son périple européen en direction de l'Alsace. La Guerre est déclarée pendant qu'il se trouve encore en territoire allemand. Coincé dans des convois ferroviaires réquisitionnés pour le transport des troupes, il doit traverser rapidement et à pied la frontière belge. Narcisse Pérodeau, leader du gouvernement au Conseil législatif et futur lieutenant-gouverneur du Québec, est, quant à lui, à Berlin le 2 août, et il a toutes les difficultés à rentrer au pays. Joseph-Napoléon Francoeur, le député de Lotbinière, doit aussi interrompre son voyage, comme le premier ministre Gouin qui se trouve en Bretagne au début des hostilités4. Comme les autres voyageurs québécois, le premier ministre rentre précipitamment au pays et est de retour à son bureau de Québec le 17 août.

Déjà, le débat sur l'engagement du Canada dans le conflit divise l'opinion entre nationalistes et impérialistes. En effet, comme il se doit, et dès le 4 août, le gouvernement conservateur de Robert L. Borden inscrit le Canada aux côtés de la Grande-Bretagne parmi les belligérants contre l'alliance austro-germanique. Cette première participation est volontaire, mais certains voient déjà se lever le spectre d'une conscription et imaginent sans peine l'Angleterre puisant dans son vaste empire toute la chair à canon nécessaire à la défense de son territoire. Malgré ces appréhensions, le premier contingent canadien-français s'embarque dès le mois de septembre 1914, pendant que fait rage la bataille de la Marne.

 

Trois nouveaux ministres

C'est dans ce climat perturbé de l'automne 1914 et après plusieurs reports consécutifs, que le gouvernement convoque une nouvelle session parlementaire pour le 7 janvier 1915. Trois nouveaux ministres font maintenant partie du cabinet de Lomer Gouin: J.-Adolphe Tessier, député de Trois-Rivières, qui était précédemment Vice-Président de l'Assemblée, a pris charge du nouveau ministère de la Voirie; Honoré Mercier fils, député de Châteauguay, a succédé au ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries à Charles Devlin, lequel est décédé le 1er mars 1914, quelques jours après la prorogation de la session précédente; Walter George Mitchell est devenu trésorier de la province après le décès de l'honorable Mackenzie, mort le 1er novembre. Mitchell a pris également le siège de son prédécesseur dans Richmond. Mercier a 39 ans et Mitchell 37; ils contribuent à diminuer sensiblement la moyenne d'âge du cabinet qui se situe autour de 53 ans.

 

Le discours du trône

Le discours du trône est lu par le juge en chef de la province, sir Horace Archambeault, car le lieutenant-gouverneur, sir François Langelier, est très malade. En plus de faire état de la maladie du lieutenant-gouverneur, l'administrateur signale dans son discours l'entrée en guerre du pays, rend hommage au cardinal Bégin et aux deux ministres défunts, Devlin et Mackenzie.

Les politiques annoncées n'ont pas une portée bien grande. Comme d'habitude, on accordera priorité à l'agriculture et à la voirie. Un effort particulier sera fait pour encourager la colonisation en Abitibi. Le gouvernement déclare toujours compter sur un apport migratoire de la Belgique pour peupler les nouvelles terres d'une population francophone et catholique.

On signale la parution attendue du premier volume de l'Annuaire de la province de Québec. On annonce enfin un nouveau programme d'inspection des hôtels et des auberges. Dans le discours du trône, on ne dit mot de la question des écoles françaises d'Ontario et du Règlement XVII, appelé à devenir bientôt une loi. Sur cette épineuse question, sir Lomer a une autre stratégie toute prête pour venir en aide à sa façon et en temps et lieu aux francophones de l'Ontario.

Le nouveau député de Nicolet, Arthur Trahan, appuyé par le représentant de Huntingdon, Andrew Philps, prononce l'envoi du débat sur l'adresse en réponse au discours du trône, un discours très fortement inspiré par l'éloquence du président français Raymond Poincaré, découvrira-t-on plus tard. La guerre permet à l'Orateur des formules rhétoriques associant l'Angleterre, la France et Dieu en une trinité essentielle qui anime l'âme québécoise. Comme l'exige la tradition, tous les compliments d'usage et le panorama des réalisations gouvernementales se retrouvent dans les discours des thuriféraires ministériels.

Dans sa réplique, le chef de l'opposition, Joseph-Mathias Tellier, ne lance qu'une charge légère contre le gouvernement. « Je fais des réserves avec modération », dit-il à la séance du 8 janvier. Il s'attarde un peu sur la colonisation, déchirée entre la forêt et l'agriculture dont les intérêts contraires nuisent à l'occupation et à l'exploitation du sol. Au cours du débat, il revient sur la question des élections à date fixe (séance du 11 janvier) qui favoriseraient, selon lui, un climat démocratique dans la province.

La session législative de 1915 est également marquée par l'entrée en vigueur d'un nouveau règlement élaboré par le greffier de la Chambre Louis-Philippe Geoffrion. Basé sur une riche documentation de jurisprudence parlementaire, le règlement Geoffrion cherche à structurer et codifier la procédure pour faciliter le travail des présidents de séances et de comités. Son usage permet des prises de décision plus rapides sur certains points de droit. Dans son édition du 26 janvier 19155, La Presse remarque d'ailleurs que le travail des députés s'en trouve accéléré. En plus, le nouveau code parlementaire modernise quelques procédures surannées et fait disparaître un certain nombre d'anglicismes. Ce règlement restera en vigueur à l'Assemblée législative pendant plus d'un quart de siècle.

 

Les écoles françaises de l'Ontario

Prudent, cependant, le chef de l'opposition évite de parler des écoles de l'Ontario. La discrétion des conservateurs à ce chapitre trahit leur malaise6. Il est vrai que le gouvernement ontarien est dirigé par les conservateurs qui ont été réélus avec une forte majorité en juin 1914. De plus, il se trouve au sein des conservateurs du Québec des tories proches de leurs coreligionnaires ontariens à propos des écoles.

Mais sur cette délicate question, Gouin marche lui aussi en terrain miné et veut surtout éviter que l'affaire ne dégénère en crise. Néanmoins, il est bien difficile au gouvernement de la province de Québec de ne pas se porter à la défense du français en Ontario. La presse francophone du Québec et une grande partie de l'opinion publique sont mobilisées par le sort des petites écoles françaises et catholiques. Cependant, le Québec jaloux de son autonomie ne veut surtout pas être accusé d'ingérence dans les affaires d'une province voisine et se voir un jour servir un traitement analogue. Gouin trouve alors une habile manœuvre.

Dans son propre discours sur l'adresse, le premier ministre fait un vibrant plaidoyer national en faveur de la langue française en Ontario. Même Armand Lavergne, pourtant généralement avare d'éloges envers le chef du gouvernement, le félicite pour les « nobles paroles » qu'il a prononcées. Battant un fer encore chaud, les libéraux lancent le débat le 13 janvier. Le député libéral de Shefford, W. S. Bullock, membre du Conseil protestant de l'instruction publique, appuyé par un autre député anglo-protestant, J. T. Finnie, député de Saint-Laurent et l'un des doyens de la Chambre, présente une motion à propos des écoles de l'Ontario. Très diplomatique, le texte de la motion est rédigé sur un mode bon-ententiste et exprime les regrets de l'Assemblée sur cette question qui soulève des passions peu dignes des traditions de tolérance au sein de l'empire.

Fort habile, cette motion libérale, proposée par des députés anglophones, permet aux uns d'exprimer leur indignation et rassure les autres tout en gardant le débat à l'intérieur d'un cadre bien défini et respectueux des juridictions. La motion Bullock est en somme une façon de libérer la pression dans une marmite déjà bouillante. Lavergne salue l'initiative des députés anglo-québécois et espère que la générosité de la province se traduira par une assistance matérielle. Il évoque les cas des Boers, des Belges, des Alsaciens et des Irlandais qui doivent aussi lutter pour défendre leur langue et leur caractère national. De plus, affirme-t-il, le français est la meilleure défense du Canada contre l'envahissement de la culture américaine. Louis-Alexandre Taschereau déclare que le mouvement de défense du français n'est pas un mouvement politique mais national. Il souligne le paradoxe que la France et la Grande-Bretagne soient alliés sur le champ de bataille, alors que l'Ontario s'attaque ainsi à la langue française.

La motion Bullock est mise aux voix et seul Charles Ernest Gault, député conservateur de Montréal-Saint-Georges, prend ombrage de la proposition sans toutefois s'y opposer. La motion est donc votée à l'unanimité. Avec la motion Bullock, Lomer Gouin réussit adroitement à exprimer le sentiment du Québec sans s'immiscer dans les affaires d'une autre province et sans engager son gouvernement dans un conflit linguistique avec l'Ontario. Pour l'instant, il gagne son pari, car la session se poursuivra sans que la question des écoles de l'Ontario ne remonte trop en surface dans les débats. On en reparlera un peu en adoptant le bill 17 qui autorise les villes et les municipalités à souscrire à une fondation patriotique qui associe l'aide aux familles de soldats partis au front et la survivance des écoles françaises en Ontario. Le problème demeure donc comme une plaie vive et douloureuse entre les deux Canadas.

 

Les coopératives

Si on parle peu de langue au cours de cette session, on parle cependant beaucoup d'agriculture, de crédit et de coopératives. Le 19 janvier, l'étude du bill 32 sur les coopératives de crédit marque une étape importante dans l'évolution des caisses populaires. Le premier ministre en profite pour faire l'éloge du commandeur Desjardins, mais certains députés s'inquiètent et posent le problème de l'inspection des caisses par le gouvernement et de sa responsabilité face aux épargnants.

On adopte aussi une loi des sociétés de coopératives agricoles et une autre régissant les nombreux cercles agricoles que l'opposition qualifie de « cercles vicieux » et qui ne servent, selon elle, qu'au patronage du Parti libéral. De son côté, T.-D. Bouchard prononce le 26 février un important discours pour présenter le bill 185 sur les contrats de prêts coopératifs, où il développe un aspect important de sa pensée économique.

 

Les finances publiques

Le 21 janvier, le ministre Mitchell présente son premier budget. Il rend hommage bien sûr à son prédécesseur, le regretté P.S.G. Mackenzie disparu si subitement, laissant néanmoins à la province une saine situation budgétaire. Si l'exercice 1913-1914 affichait un surplus de 356 000 $, celui de 1914-1915 est de 900 000 $ sur un budget global de l'ordre de 9 000 000 $.

Encore une fois, réplique Charles Ernest Gault, au nom de l'opposition, le gouvernement affiche des surplus parce que de riches citoyens sont décédés et que le gouvernement a récolté de fortes sommes grâce à l'impôt sur les successions. La mort de lord Stratchona et celle du richissime ingénieur James Ross ont rapporté plus d'un million au gouvernement libéral. Et le sort a voulu que les défunts soient des conservateurs, ironise J.-É. Caron. Gault critique aussi les taxes cachées que le gouvernement perçoit par les frais de permis et de licences qui se multiplient. Quelle importance puisque ce sont des riches qui les paient, répond C.-A. Stein, de Kamouraska. Arthur Sauvé croit plutôt que le surplus du gouvernement vient des taxes naguère imposées par les conservateurs, les « maudites taxes » tant dénoncées par les libéraux (27 janvier). Pour Philémon Cousineau, le gouvernement dépense mal les deniers publics : les prisons et les écoles techniques dans nos villes sont trop grosses et les vaches dans nos campagnes sont trop maigres (28 janvier).

Arthur Sauvé se révèle capable d'une critique structurée et documentée en matière budgétaire. Le 4 mars, il prononce un solide discours et présente un panorama de l'évolution des finances de la province depuis un quart de siècle. Il fustige les adversaires qui, en 1897, dénonçaient les « taxeux » et qui, en 1915, sont devenus des « surtaxeux ».

 

Un nouveau lieutenant-gouverneur et un nouveau chef de l'opposition

Le 8 février, le premier ministre Gouin annonce aux parlementaires réunis la nouvelle de la mort à Spencer Wood du lieutenent-gouverneur sir Charles Langelier. C'est la quatrième fois, depuis la Confédération qu'un vice-roi meurt en fonction, mais c'est la deuxième fois seulement que cette mort survient pendant une session parlementaire7. La succession de sir Charles était déjà prête et, dès le lendemain, Pierre-Évariste Leblanc lui succède symboliquement à la tête de l'État. Ancien Président de l'Assemblée et ancien chef de l'opposition conservatrice, la nomination de Leblanc est bien entendu favorisée par ses amis conservateurs alors au pouvoir à Ottawa et par ses anciens collègues de l'opposition à Québec. Malgré sa coloration partisane bien marquée, Leblanc promet de remplir correctement les devoirs de sa charge et sir Lomer accepte de bonne grâce la collaboration de cet ancien adversaire8.

Un autre important changement survient pendant la session; il s'agit de la démission de Joseph-Mathias Tellier à titre de chef de l'opposition (16 février). La rumeur de ce départ circulait depuis quelques semaines déjà, car le député de Joliette en avait déjà informé son caucus. Après 23 ans de vie parlementaire, ce chef « honnête et mesuré », selon les mots du premier ministre, passe le flambeau au député de Jacques-Cartier, Philémon Cousineau, qui a été choisi par ses pairs. Tellier conserve cependant son siège de député et terminera son mandat parlementaire. Il demeure d'ailleurs actif dans les débats et prend fréquemment la parole pour soutenir les premières interventions de son successeur. Il poursuivra par la suite une brillante carrière de magistrat.

Le nouveau chef de l'opposition ne possède pas les qualités de diplomatie et de finesse de son prédécesseur. Il a certes la parole facile, mais il s'emporte tout aussi facilement. Il est capable de longs discours enflammés sans apparaître pour autant comme un tribun convaincant. C'est un plaideur habitué à la bataille quotidienne contre un gouvernement très solidement installé au pouvoir. Ses passes d'armes, notamment avec le ministre des Travaux publics Louis-Alexandre Taschereau, se font souvent sur un ton acerbe (24 février). C'est un politicien de terrain qui ne parvient pas à s'élever ni même à élever le débat politique.

Mais surtout, le chef conservateur comprend bien mal la question nationale et l'ensemble de la dynamique politique du Québec. Il ira même à prôner l'union législative et la disparition des gouvernements provinciaux, ce qui lui vaut une cinglante réplique du premier ministre qui fait une belle profession de foi dans la défense de l'autonomie des provinces (26 février). La Guerre, la crise linguistique, l'urbanisation et l'industrialisation posent au Québec de nouveaux défis dont il saisit mal la portée, trop engagé qu'il est dans la lutte quotidienne et dans la dialectique des partis.

L'esprit de parti, toujours combattu par Bourassa et les nationalistes, est le credo du nouveau chef. Cousineau y adhère totalement et citant le cardinal Gibbons, il fait même l'apologie de la partisannerie dans la mesure où le parti ne devient pas une faction (16 février). Pourtant le même jour, on assiste à une pénible illustration de cet esprit de parti lorsqu'un vote libre est pris sur une motion de procédure. Certains députés libéraux, sans directives, se retrouvent déboussolés, hésitent à se lever et se demandent s'ils doivent ou non imiter leur chef. Le Devoir parle d'une véritable comédie.

 

La voirie, les emprunts, les pêches et le patronage

La politique des chemins qui fait la fierté du gouvernement se retrouve naturellement dans la mire de l'opposition. De nombreuses questions sont adressées au gouvernement à propos de la voirie (5 février). L'opposition, lorsqu'elle demande des détails financiers sur les contrats de l'application de la loi, n'obtient jamais les réponses souhaitées (24 février). L'étude du bill 47 permet à Cousineau de faire une critique de toute la politique de voirie du gouvernement et de l'usage partisan qu'il fait des sommes allouées (3 mars). Comme par les années passées, les constructions de ponts et l'abolition complète des péages sur les routes et sur les ponts sont encore discutées.

L'opposition se méfie aussi de l'emprunt spécial de 10 000 000 $ que le gouvernement demande à l'occasion de la guerre. On souhaite, dit-on, construire des hôpitaux de campagne, appuyer le Secours national de France pour les victimes de la guerre, effectuer des travaux publics jugés stratégiques. Patenaude considère que ce projet d'emprunt est la plus importante législation de la session (25 février). Cousineau explose et dénonce le manque de transparence du gouvernement et l'usage abusif qu'il fait, dit-il, des deniers publics.

À quelques mois de l'affaire Mousseau-Bergevin, les questions de moralité et de conflits d'intérêts sont dans tous les esprits et reviennent hanter le gouvernement. Le 20 janvier, l'Assemblée étudie le bill 26 sur les détectives privés, car le gouvernement veut désormais réglementer cette pratique. On exige des bureaux privés de détectives, une caution, un permis et des garanties d'honnêteté pour s'assurer de la légalité de leurs actions. Le 23 février, le premier ministre présente le bill 24 sur l'indépendance de la Législature qui, sans le dire, fait également écho au scandale de l'année précédente.

Gouin refuse d'associer ce projet de loi à l'affaire, mais désire simplement rassurer l'opinion publique et éviter d'autres dérapages. Il n'échappe pas cependant à une proposition voulant que le comité des privilèges et élections puisse entendre le témoignage de l'ex-député Mousseau qui, comateux, n'avait pu comparaître lors de l'enquête, mais qui est maintenant rétabli. Rien n'y fait, le gouvernement refuse de rouvrir cette affaire qu'il considère classée (25 février). Les ministériels jouent même la carte nationaliste, disant qu'une réédition de ce scandale aiguiserait la crise et attirerait sur le Québec des préjugés de race (Mitchell). Cette triste histoire a déjà suffisamment terni l'image des Canadiens français en Ontario au point où certains adversaires du Québec le déclarent indigne d'un régime constitutionnel (Taschereau).

On évoque aussi le patronage le 29 janvier, lorsque Tellier se questionne sur le fait que le sénateur libéral P.-A. Choquette soit nommé magistrat de police à Québec, sans que cette nomination ne fasse sourciller personne au gouvernement.

 

Les lois importantes

Parmi les projets de loi qui ont soulevé les réactions les plus vives, on peut en retenir quelques-uns. La loi électorale (bill 4) ramène à nouveau sur le tapis la question des élections à date fixe comme aux États-Unis. Gouin et Taschereau s'y opposent, car le public ne réclame pas cette réforme et puisque que cela ne se pratique guère dans les Parlements de l'empire. Ce n'est pas là une raison, déclare Lavergne. Pourquoi ne pas innover?

On discute en 1915 de la loi sur les coroners (bill 3) et des lois sur les chartes municipales, notamment celles de Montréal, de Québec et de Trois-Rivières, qui illustrent en fait le développement urbain du Québec. On parle aussi d'annexion du côté des municipalités scolaires, ce qui ne fait pas l'unanimité et soulève d'intéressants débats (1er février).

Le bill G du Conseil législatif modifie le régime des successions et améliore un peu le sort de la veuve en cas du décès intestat du mari. Certains ministériels n'approuvent pas ce principe. Laissons la femme dépendre de la générosité du mari, déclare Antonin Galipeault. Mais Gouin tranche et impose cette réforme qui attend depuis dix ans d'être appliquée. Je ne connais pas un député, déclare le premier ministre, qui voudrait en mourant laisser sa femme dans la position où la laisse la loi actuelle (18 février). Le bill 48 touche aussi la question de l'impôt sur les successions en soumettant à la loi les dons faits trois ans avant la mort, lesquels sont désormais présumés avoir été faits pour échapper aux droits sur les successions. Patenaude considère cette loi rétrograde et foncièrement injuste envers les citoyens (19 février).

Le bill 182 sur la nomination d'un agent du Québec en Belgique est fait sur mesure pour justifier la nomination de Godfroy Langlois. On le sait bien parmi la députation, ce qui n'empêche pas plusieurs de s'y opposer (23-25 février). Le bill 178 sur la loi des licences soulève la délicate question de la prohibition et de la tempérance. Lavergne et Gouin s'entendent pour s'opposer au principe de la prohibition qui est, selon eux, une exagération dans le domaine des mesures répressives pour imposer la tempérance (24 février).

 

Débats en mode mineur

En conclusion, on peut dire que pendant la session de 1915 - première session en temps de guerre - le ton des débats est généralement moins violent qu'en temps ordinaire. Arthur Sauvé parle même de « la grande trève des partis » pour expliquer ces échanges moins agressifs (27 janvier). Bien sûr, il y a le climat de guerre qui resserre les rangs, mais il y a aussi une profonde crise linguistique qui impose au Parlement du Québec une solidarité face à l'offensive ontarienne; c'est du moins l'opinion exprimée par Armand Lavergne le 28 janvier.

La sobriété, voire même la gravité, du ton des échanges parlementaires n'excluent pas les réparties et les mots vifs que les journalistes n'on pas manqué de saisir au vol. En voici un rapide florilège.

Le 11 janvier, Tellier trouve que les entrepreneurs du gouvernement sont bien lents à terminer leurs contrats. Ils sont comme la tour de Pise, dit-il, elle penche toujours et ne tombe jamais, et eux, ils achèvent toujours et ne finissent jamais. La nomination de Godfroy Langlois à Bruxelles a suscité de nombreux commentaires. Qu'en est-il, demande Cousineau le 28 janvier, des progrès de l'immigration belge au Québec? C'est la guerre présentement, lui rappelle W. Lévesque, et on ne peut faire venir les Belges qui se battent pour leur pays. Alors, réplique le chef de l'opposition, on pourrait toujours commencer par faire revenir M. Langlois.

Le trésorier Mitchell propose le 1er mars des résolutions pour exiger des permis pour les distributeurs automatiques. On lui demande des détails et le ministre cite comme exemple les machines à gomme qui sont une source de dépenses pour les enfants. Voilà, déclare Arthur Sauvé, après avoir taxé la haute gomme dans les successions, on taxe la petite gomme. Tout cela va contribuer à faire dégommer le gouvernement libéral. Va-t-on aussi taxer les mâcheurs de gomme? Constituer le trust de la gomme? Va-t-on taxer le tronc de saint Antoine? Va-t-on taxer la caisse électorale du Parti libéral qui est une machine passablement automatique?

Un calembour est lancé lorsqu'on apprend qu'un colon du nom de Laforce a contourné la loi de la colonisation. « Laforce prime le droit! », déclare alors un député (28 janvier). Le 5 février, une loi sur les buanderies est jugée discriminatoire contre les immigrants Chinois. Lavergne s'y oppose, disant qu'elle découragera l'accès à la propriété et on verra, dit-il, des avocats et des juges changer moins souvent leurs chemises qu'ils ne changeaient autrefois leurs capots. Le 19 février, lorsque Lavergne demande comment le gouvernement entend établir l'assiette fiscale, c'est Sauvé qui répond: « Rien de plus simple, le gouvernement va mettre l'assiette au milieu de la table et les ministres vont piger dedans ». Le 22 février, Cousineau critique l'action du Conseil d'hygiène de la province; il juge entre autres inefficaces ses techniques de désinfection à la fumée. C'est le Conseil lui-même, dit-il, qu'il faudrait fumiger. À la séance du 23 février, les échanges sur le bill 179, qui diminue les exigences d'accès au Barreau pour les candidats en service militaire actif, soulève de nombreuses réparties entre députés dont plusieurs sont eux-mêmes avocats. Mais le mot de la fin revient à Arthur Sauvé qui imagine ainsi l'épitaphe que l'histoire inscrira sur le monument de sir Lomer Gouin:

Ci-gît ce ministre célèbre,
Ce calculateur sans égal,
Qui, par ses règles de l'algèbre,
Mit sa province à l'hôpital.

 

La session est finalement prorogée le 5 mars dans l'habituelle atmosphère d'un collège à la veille des vacances. Si la gravité de la guerre et les problèmes nationaux ont modulé le ton des débats pendant la session, cela n'empêche pas les députés en fin de tâche d'échanger comme toujours boutades et gamineries.

 

Annexe

Texte du Règlement XVII, tel que paru en traduction dans l'« Almanach de la langue française, 1916 », Montréal; Ligue des droits du français, 1915, p. 118-122.

Nous reproduisons ici le célèbre document qui a fait l'objet de débats non seulement au cours de la session de 1915, mais aussi au cours des sessions suivantes.

LE FAMEUX RÈGLEMENT XVII

ÉCOLES PUBLIQUES ET SÉPARÉES ANGLO-FRANÇAISES

__________

CIRCULAIRE D'INSTRUCTIONS

__________

I. - Il n'y a que deux catégories d'écoles primaires dans l'Ontario: les écoles publiques et les écoles séparées; mais comme indication usuelle, la désignation « anglo-française » s'applique aux écoles des deux catégories que le ministre soumet, chaque année, à l'inspection déterminée par l'Art. V ci-dessous, et dans lesquelles le français sert de langue d'enseignement et de communication, avec les restrictions indiquées au paragraphe 1 de l'Art. III.

II. - Les règlements et programmes d'études prescrits pour les écoles publiques, compatibles avec les dispositions de la présente circulaire, seront désormais en vigueur dans les écoles anglo-françaises publiques et séparées, avec les modifications suivantes: les règlements applicables à l'instruction et aux exercices religieux dans les écoles publiques ne s'appliquent pas aux écoles séparées; les conseils d'écoles séparées peuvent substituer les Canadian Catholic Readers aux manuels des écoles publiques d'Ontario.

III. - Sous réserve, pour chaque école, de la direction et de l'approbation données par l'inspecteur en chef, le cours d'études des écoles publiques et séparées sera modifié comme suit :

 

EMPLOI DU FRANÇAIS COMME LANGUE D'ENSEIGNEMENT

ET DE COMMUNICATION

(1) Lorsqu'il y a nécessité pour les élèves de langue française, le français peut être employé comme langue d'enseignement et de communication; mais cet usage ne se prolongera pas au-delà du premier cours, sauf que, sur approbation de l'inspecteur en chef, le français pourra aussi servir comme langue d'enseignement et de communication pour les élèves des cours supérieurs au premier qui sont incapables de parler et de comprendre l'anglais.

 

CLASSE SPÉCIALE D'ANGLAIS POUR LES ÉLÈVES

DE LANGUE FRANÇAISE

(2) Le dispositif suivant s'appliquera désormais aux élèves de langue française qui sont incapables de comprendre et de parler l'anglais suffisamment pour les fins de l'enseignement et des communications.

(a) Dès que l'élève entre à l'école, il doit être mis à l'étude et à la pratique de la langue anglaise;

NOTE. - Le département de l'Instruction Publique a fait distribuer dans les écoles un manuel indiquant la méthode d'enseigner l'anglais aux enfants de langue française. Ce manuel doit être employé dans toutes les écoles. Au besoin, on peut s'en procurer des copies en s'adressant au sous-ministre.

(b) Dès que l'élève a acquis une connaissance suffisante de l'anglais, il doit poursuivre dans cette langue le programme d'études prescrit pour les écoles publiques et séparées.

 

ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS

DANS LES ÉCOLES PUBLIQUES ET SÉPARÉES

IV. - Dans les écoles où le français a été jusqu'ici enseigné, le Conseil de l'école publique ou séparée, selon le cas, peut, aux conditions ci-dessous, faire enseigner la lecture, la grammaire et la composition françaises, durant les quatre premiers cours (voir aussi les dispositifs du paragraphe 5 du Règlement XIV pour le cinquième cours des écoles publiques), comme matières supplémentaires du programme des écoles publiques et séparées.

(1) Cet enseignement du français ne peut être donné qu'aux élèves dont les parents ou les tuteurs l'ont réclamé. Nonobstant les prescriptions du paragraphe 1 de l'Art. III, il peut être donné en langue française:

(2) Cet enseignement du français ne doit pas diminuer l'efficacité de l'enseignement donné en anglais. Le temps qui lui est consacré selon l'horaire de l'école est sujet à l'approbation et à la direction de l'inspecteur en chef. Il ne doit, dans aucune classe, passer une heure par jour, excepté lorsque l'inspecteur en chef, ordonne de prolonger cet enseignement.

(3) Dans les écoles publiques ou séparées où le français est ainsi enseigné, les manuels de lecture, de grammaire et de composition française qui sont employés durant l'année scolaire 1911-12, demeurent autorisés pour l'année scolaire 1913-14.

 

INSPECTION DES ÉCOLES ANGLO-FRANÇAISES

V. - Pour les fins de l'inspection, les écoles anglo-françaises sont groupées par division, chaque division étant soumise à l'autorité de deux inspecteurs.

VI. - (1) Les inspecteurs de chaque division visitent alternativement chaque école sauf lorsque l'inspecteur en chef en décide autrement;

(2) Chaque inspecteur fait durant l'année au moins 220 visites d'une demi-journée chacune, conformément aux prescriptions de l'Art. II du règlement No XX des écoles publiques. Il est du devoir de chaque inspecteur de faire le nombre supplémentaire de visites que les circonstances exigent.

VII. - Les deux inspecteurs de chaque division habitent l'endroit ou les endroits que le ministre désigne.

VIII. - Les deux inspecteurs de chaque division se rencontrent fréquemment durant l'année, afin de discuter les conditions de leur travail et de systématiser leur méthode d'inspection. Pour le même objet, tous les inspecteurs se rencontrent aux dates et endroits que le ministre détermine.

IX. - Chaque inspecteur fait rapport sur la situation générale de toutes les classes, selon les formules prescrites par le ministre. Ce rapport est sujet à l'approbation du ministre après révision par l'inspecteur en chef.

X. - Si l'un ou l'autre des inspecteurs d'une division constate que l'un quelconque des règlements ou des ordres du département n'est pas observé convenablement, il doit immédiatement présenter au ministre un rapport particulier de ces cas.

XI. - Chaque inspecteur envoie au ministre, durant la semaine qui suit l'inspection, une copie de son rapport ordinaire rédigé selon les formules officielles.

XII. - L'inspecteur en chef des écoles publiques et séparées est l'inspecteur surveillant des écoles anglo-françaises.

XIII. - (1) Aucun instituteur ne reçoit un certificat l'autorisant à enseigner dans une école anglo-française s'il ne possède pas une connaissance suffisante de l'anglais pour pouvoir enseigner les matières du programme des écoles publiques et séparées;

(2) Aucun instituteur ne reste en fonction et n'est nommé dans aucune de ces écoles à moins qu'il ne possède une connaissance suffisante de l'anglais pour pouvoir enseigner les matières du programme des écoles publiques et séparées.

 

SUBVENTIONS AUX ÉCOLES ANGLO-FRANÇAISES

XIV. - Les subventions législatives sont accordées aux écoles anglo-françaises aux mêmes conditions que celles accordées aux autres écoles publiques et séparées.

Sur demande particulière du conseil scolaire et sur le rapport de tous les inspecteurs, approuvé par l'inspecteur en chef, une école anglo-française incapable de pourvoir au traitement nécessaire pour s'assurer les services d'un instituteur possédant la compétence exigée reçoit une subvention spéciale afin de lui permettre d'atteindre ce résultat.

Ministère de l'Instruction Publique,
août 1913.

Note - Ce texte comporte quelques modifications de la rédaction première du règlement XVII. On ne trouvera l'analyse et le commentaire, qui seuls peuvent en faire ressortir la nocivité profonde et les pièges cachés, dans les discours et plaidoiries de M. Belcourt, les publications de l'Assemblée d'Éducation, les articles de MM. O'Hagan, Phalen, etc, la brochure de M. Henri Bourassa sur la Langue française au Canada, etc.

Il convient particulièrement de noter le fameux « hitherto » (expression signifiant « jusqu'ici ») du chapitre 4 qui proscrit l'enseignement du français, à une dose quelconque, des écoles où il n'a pas été jusqu'ici sujet d'étude.

 

Critique des sources

Une hégémonie libérale

Traditionnellement, le Parti conservateur contrôle plusieurs journaux anglophones du Québec. En fait, c'est le Parti conservateur fédéral qui exerce ce contrôle dont profitent les conservateurs du Québec. Mais depuis 18 ans qu'il est au pouvoir à Québec, le Parti libéral mène le bal au Québec et imprime une véritable hégémonie sur la vie politique. Pour survivre, les journaux doivent apprendre à composer avec les libéraux et à ménager le gouvernement. Les annonces et les contrats d'impression du gouvernement sont une source de revenus appréciable pour les entreprises de presse. Pour éviter d'être totalement exclus de la liste des fournisseurs de Sa Majesté, les bureaux de rédaction de journaux reconnus comme conservateurs consentent donc de plus en plus souvent à accorder quelques bonnes notes au gouvernement. La guerre favorise aussi un climat de trêve entre les partis qui se reflète aussi dans la presse.

Les débats nous révèlent la perception que les députés entretiennent sur les mutations stratégiques perceptibles dans la presse. Charles-A. Stein, député libéral de Kamouraska affirme avec satisfaction le 27 janvier que même La Patrie, The Montreal Daily Star et The Montreal Gazette, réputés journaux conservateurs, ont admis que le gouvernement avait raison d'être fier de son administration. Léo Bérubé, député conservateur de Témiscouata constate le 25 février que The Gazette est devenue étonnamment favorable au premier ministre. Lorsque le 23 février, le gouvernement présente une mesure ayant été demandée par la Gazette, Philémon Cousineau taquine Gouin en demandant si le premier ministre n'est pas en train de devenir tory. Mais, pour sa part, Arthur Sauvé n'est pas surpris que The Montreal Gazette appuie le gouvernement en matière de finances. Bien sûr, le grand quotidien anglophone est officiellement conservateur, mais, considère Sauvé, c'est surtout le journal des barons de la rue Saint-Jacques. On a beau s'afficher tory de ce côté-là, le profit passe avant le parti, et quand il est question d'affaires, on s'entend, on fraternise et on trinque en coulisse avec l'adversaire.

Depuis un an, le conservateur Montreal Herald a fusionné avec le Montreal Telegraph, un journal fondé par des libéraux en 1913. La nouvelle équipe éditoriale s’oriente surtout vers la politique internationale et se prononce sur les grands événements relatifs à la guerre. Mais lorsqu’on commente à l’occasion l’actualité québécoise, c’est pour célébrer les « loyaux efforts » du gouvernement Gouin en faveur du bien-être du Québec et son peuple9. Quant au discours sur le budget, il mérite au nouveau trésorier une véritable gerbe d’éloges10. Le Herald peut donc figurer désormais au rang des journaux favorables au gouvernement.

À Québec, c’est le Quebec Chronicle qui surprend les conservateurs par son ton plus conciliant envers les libéraux. En fait, le Chronicle se consacre plus à la politique internationale et fédérale qu’à la scène québécoise, mais il est vrai que l’on perçoit une modération dans le traitement des informations. Le ministre de l’Agriculture, Joseph-Édouard Caron, constate lui-même cette évolution du quotidien anglophone (27 janvier).

Philémon Cousineau considère le Daily Telegraph de Frank Carrel comme l'organe du gouvernement dans la capitale. Ce journal populaire affiche en effet ses sympathies pour le Parti libéral tout en maintenant de cordiales relations avec des membres influents de l’opposition11.

La Patrie, naguère si dure pour les libéraux, publie des éditoriaux moins sévères pour le gouvernement québécois. On critique par exemple en « supposant charitablement » qu’il y a trop de bills privés « qui empêchent nos législateurs d’accomplir tout le travail utile qu’ils devraient »12. Ce même quotidien montréalais accorde également une attention particulière à la question du transport en commun et à celle des bons chemins; on encourage donc le gouvernement à construire une grand-route entre Québec et Montréal.

La toujours cléricale Action sociale (elle deviendra L’Action catholique, le 9 juin 1915) demeure un journal, non pas d'opposition, mais naturellement critique envers le Parti libéral. On y insiste sur des questions à portée religieuse, comme la loi du respect du dimanche ou sur des thèmes qui mobilisent généralement les membres du clergé, comme la colonisation, la tempérance et l’immigration non-catholique. Dans le débat sur le commerce de l’alcool, le clergé cherche à convaincre le gouvernement d’adopter des lois plus sévères. Aussi, L’Action s’abstient-elle de critiques trop vives envers les libéraux et ces derniers savent, de leur côté, ménager habilement les susceptibilités des hommes d’Église. Discutant du bill 88 sur une construction d'église, le 28 janvier, Armand Lavergne s'indigne que l'on démolisse de nos belles églises anciennes pour en construire d'autres plus grosses et plus laides. Attention, avertit Louis-Alexandre Taschereau, vous allez être marqué par L'Action catholique. En avez-vous peur? demande Lavergne. De fait, L'Action possède à cette époque une large audience particulièrement dans les campagnes où le réseau paroissial lui sert de puissant relais. Le Parti libéral, tout bien enraciné qu'il soit dans toutes les régions, doit donc composer avec le pouvoir du clergé, surtout en province.

Dans Le Devoir, le chroniqueur Jean Dumont adopte également un ton plus modéré qu’auparavant en parlant du gouvernement. Le journal d’Henri Bourassa s’intéresse à plusieurs dossiers dont l’éducation, la colonisation, la voirie, la fiscalité et les affaires municipales, mais il accorde une importance particulière à la question linguistique. Aussi, après le discours de Gouin sur la motion Bullock, l’éditorialiste Omer Héroux félicite le premier ministre d’avoir eu le courage d’aborder le sujet. Le Devoir craignait en effet que ce débat vital pour le Canada français ne soit sacrifié sur l’autel de la défense de l’Empire.

La Presse, de son côté, pleure en 1915 son propriétaire, directeur et rédacteur en chef, Trefflé Berthiaume, également conseiller législatif et proche du Parti conservateur. La Presse favorise l’union sacrée des partis politiques en ces temps troublés par la guerre. Dans ses pages éditoriales, on trouve durant la session une « Lettre de la Législature » signée « Liber » qui se montre très favorable au gouvernement.

Seul L’Événement demeure un véritable journal d’opposition frappant de grands titres à l’assaut des ministériels. Le journal dénonce les « Libéraux de Québec, leurs taxes et leurs emprunts » en les traitant de « Archi-Super-Taxeux »13, et il se moque des « Pilules rouges du Soleil », faisant allusion à un fortifiant féminin populaire à l’époque. À la fin de la session de 1915, il essaie en vain de ranimer l’affaire Mousseau qui avait marqué la vie politique l’année précédente14.

Le Soleil répond à son concurrent sur le même registre et parle de « la prose sottement partisane et d’ailleurs mensongère de la presse bleue ». L’organe du Parti libéral réplique ainsi invariablement à chaque coup de griffe de L’Événement.

À Montréal, Le Canada demeure la voix officielle du Parti libéral. Lomer Gouin et ses collègues y sont salués comme des hommes politiques ayant l’entière confiance de la population. Courtois, le journal ministériel salue néanmoins la retraite de M. Tellier par un hommage de bon aloi15. Le gouvernement libéral profite donc d’une conjoncture très favorable dans la presse : la presque totalité des journaux lui est sinon favorable, du moins peu hostile. Ce phénomène est perceptible même au sein des journaux identifiés à l’opposition. Le meilleur témoignage sur l'inconfort de l'opposition face à la dérive de la presse « bleue » se trouve dans le discours que prononce Arthur Sauvé, à la séance du 4 mars 1915 :

Les amis [du Parti libéral] ont souffert de son despotisme. C'est maintenant au peuple de râler sous son talon. On a tenté d'acheter tous les journaux pour empêcher le public de se renseigner et de rendre un jugement équitable.

Que voyons-nous sous ce régime de libéralisme? Des représentants de journaux, ici, dans la galerie de la presse, maltraités quand ils ont des compte-rendus convenables. On a vu des correspondants de journaux recevoir des salaires d'employés sessionnels, pourvu qu'ils fassent des rapports favorables au gouvernement. On a vu des organes du gouvernement publier des comptes-rendus, pourvu qu'ils fassent des rapports favorables mensongers, faisant dire des faussetés à ses adversaires, refusant de publier le moindre résumé de ce qu'ils ont réellement dit et fournissant les meilleurs arguments à leurs amis les ministres. Voilà comment nous avons été traités sous le régime libéral.

 

En 1915, la Tribune de la presse de Québec compte 14 journalistes :


Damase Potvin (L'Événement), Président de la Tribune
Louis-Philippe Desjardins (L'Action sociale catholique), Vice-président de la Tribune
John Richardson (The Montreal Herald and Daily Telegraph), Vice-président de la Tribune
Abel Vineberg (Montreal Daily Mail), Secrétaire de la Tribune
Joseph-Édouard Barnard (L'Événement)
Alonzo Cinq-Mars (La Presse)
John A. Davis (The Quebec Chronicle)
Jean-Baptiste Dumont (Le Devoir)
Joseph-Amédée Gagnon (Le Quotidien)
George Hambleton (The Montreal Daily Star)
Gilbert W. G. Hewey (The Daily Telegraph / Montreal Daily Witness)
A. Laramée (Le Soleil / Le Canada)
Thomas J. Lonergan (The Montreal Gazette)


Un autre journaliste, A. Michaud, représentait à la Tribune de la presse de Québec un journal de l'Ouest canadien, possiblement du Manitoba.

 

Notes

1. Voir les Débats de l'Assemblée législative, session de 1913-1914.

2. Voir les débats sur l'affaire Prévost-Kelly au cours des sessions de 1909, 1910, 1911 et 1912.

3. Voir annexe ci-après.

4. Jules Allard remplissait la fonction de vice-premier ministre pendant le séjour de M. Gouin en France. Voir R. Rumilly, Histoire de la province de Québec, tome XIX, 1914, Montréal, Montréal-Éditions, s.d., p. 18.

5. « Lettre de la Législature », La Presse, 26 janvier 1915, p. 4.

6. Sur cette question, on consultera: Nelson Michaud, « Les écoles d'Ontario, ou le dilemme des conservateurs québécois... », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 49, n o 3, hiver 1996, p. 395-417.

7. R.-É. Caron est mort pendant la session de 1876; J.-A. Chapleau est décédé en fonction en 1898 et C.-A.-P. Pelletier, prédécesseur de Langelier, est décédé en 1911.

8. Sur cette nomination, voir R. Rumilly, Histoire de la province de Québec, tome XIX, p. 153-155. L'Assemblée est officiellement informée de la nomination de Leblanc à la séance du 15 février.

9. « Programme of the legislature », Montreal Herald and Daily Telepgraph, 9 janvier 1915, p. 4.

10. « The New Provincial Treasurer », Montreal Herald and Daily Telepgraph, 22 janvier 1915, p. 4.

11. Voir G. Gallichan « De Québec à San Francisco », Les Cahiers des Dix, no 53, (1999), p. 82-83.

12. « La session provinciale », La Patrie, 6 mars 1915, p. 4.

13. L’Événement, 8 mars 1915, p. 1.

14. Voir la session de 1913-1914.

15. « La retraite de M. Tellier », Le Canada, 17 février 1915, p. 4.