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Introduction historique-en

14th Legislature, 3rd Session
(January 21, 1919 au March 17, 1919)

Par Gilles Gallichan

Faits marquants de la session de 1919

La session de 1917-1918 s'était terminée au Québec dans un climat de crise sociale politique et constitutionnelle. Les événements qui ont marqué les mois suivants pourraient encore se résumer sous trois vocables : tensions, malheurs et espoirs.

Le choc provoqué par la motion Francoeur a calmé, sans l'éteindre, la campagne de presse du Canada anglais contre le Québec. Hors des frontières québécoises, les francophones sont toujours soumis à des lois restrictives touchant la langue et la religion. En Saskatchewan, par exemple, les offensives contre les francophones sont féroces et mettent à rude épreuve les qualités de négociateur de l'évêque de Regina, Mgr Mathieu, ancien recteur de l'Université Laval1.

Les contentieux demeurent nombreux entre Ottawa et Québec. La Guerre favorise une centralisation des pouvoirs que le Québec de Lomer Gouin refuse d'avaliser. Citons par exemple, le conflit de juridiction sur les pêcheries maritimes qui se règlera devant le Conseil privé de Londres en novembre 1920, la sous-représentation du Québec au sein du cabinet unioniste fédéral de Robert Borden2 et le mécontentement grandissant des cultivateurs contre les politiques agricoles du gouvernement central.

Incidemment, ces politiques agricoles d'Ottawa indisposent de nombreux cultivateurs à travers tout le Canada. Des regroupements et bientôt de nouveaux partis politiques se forment dans l'Ouest. Au Québec, encore largement rural, les questions agricoles sont aussi vivement débattues.

Il y a d'autres questions plus litigieuses encore, comme l'impôt sur le revenu, domaine provincial selon la constitution, mais que le fédéral occupe en août 1917 pour soutenir l'effort de guerre du pays. Ottawa va même plus loin et impose un veto sur les emprunts des provinces et des municipalités. Mais, sur ce dernier point, le gouvernement central doit retraiter en décembre 1918. Le Québec voit ces empiétements comme une violation de ses droits constitutionnels. Les libéraux fédéraux, dirigés par le vénérable Wilfrid Laurier, sont maintenant relégués dans une opposition qui s'appuie surtout sur le Québec. Ces libéraux, naguère favorables à un pouvoir central puissant, se font à présent les défenseurs de l'autonomie des provinces, et en particulier du Québec, contre les tories et les libéraux unionistes qui forment alors la majorité.

Mais, la crise nationale qui domine l'actualité à cette époque demeure toujours la conscription et le sort réservé aux insoumis. La Grande Guerre, interminable et meurtrière, poussait Ottawa à appliquer la loi de conscription dans toute sa rigueur et traquait tous ceux qui, en ville ou à la campagne, cherchaient à échapper au service obligatoire outre-mer. On annonce qu'après le 24 juin 1918 les insoumis seront considérés déserteurs et passibles de la cour martiale. Nombreux sont les Québécois qui refusent une conscription qui ne sert pas la défense du territoire canadien. Ils voient dans cette mesure un abus de pouvoir de l'Empire britannique et un dangereux précédent pour les guerres de l'avenir.

La police militaire traque sans ménagement les insoumis. Plusieurs sont retrouvés et envoyés au front où, néanmoins, ils se comportent fort courageusement. Mais les « spotters », ces agents de recrutement obligatoire, poussent les résistants et les civils à la rébellion ouverte. La crise atteint son paroxysme à Québec au mois d'avril 1918 où les émeutes font plusieurs morts et blessés.

Après un été lourd de tensions, voilà qu'un autre malheur s'abat sur la population. La terrible épidémie de grippe espagnole atteint le Québec en 1918 et frappe surtout au cours des mois de septembre et d'octobre, faisant des milliers de morts. La vie sociale et économique est paralysée. Des écoles sont fermées et transformées en hôpitaux de fortune. Ce fléau assombrit les premières lueurs de paix et la fin de la Guerre proclamée enfin le 11 novembre.

 

Le Québec au lendemain de la Grande Guerre

Lorsque se termine la Guerre de 1914, la situation du Québec est précaire, et en même temps, ses ressources et son potentiel demeurent vastes. La population d'environ 2 500 000 habitants vit maintenant davantage dans les villes qu'à la campagne, même si l'image du Québec rural est toujours bien enracinée dans les esprits. De plus, l'attrait des « moulins » et des « facteries » de la Nouvelle-Angleterre demeure puissant et la saignée migratoire vers les États-Unis se poursuivra après la Guerre. Dans cette population aux ambitions modestes mais à la recherche de son avenir, l'alphabétisation n'est pas encore généralisée et la question de l'instruction obligatoire divise toujours les élites. Elle sera l'enjeu de l'un des grands débats de la session de 1919.

Au plan économique, la Guerre a stimulé bien des secteurs d'activités et l'on remarque une poussée des capitaux américains, lesquels sont en voie de dépasser les capitaux britanniques dans l'économie du Québec et du Canada tout entier. L'automobile, l'électricité, la radio, le cinéma, le train et bientôt l'avion symbolisent la technologie des temps nouveaux.

Malgré des changements profonds, la société canadienne-française demeure arc-boutée sur ses idéologies de survivance et connaît peu de développements intellectuels à cette époque. Pourtant, quelques signes attestent de la vitalité culturelle du Québec : L'Université de Montréal se détache enfin de la tutelle de Laval et ses étudiants, fervents lecteurs du Devoir, se dotent néanmoins de leur propre journal, le Quartier latin. À l'École des hautes études commerciales, Édouard Montpetit est un symbole de la modernité québécoise. Par ailleurs, la littérature canadienne-française a son premier manuel signé par Camille Roy.

À la même époque, Albert Laberge bouscule le roman traditionnel avec une œuvre discrète mais appelée à faire beaucoup jaser : La Scouine. À Montréal, un groupe de jeunes intellectuels, encouragés par leurs aînés, lance un mensuel littéraire et artistique novateur : Le Nigog. Même s'il ne survit qu'une année, ce périodique marque positivement son époque. À Québec, deux revues importantes de l'entre-deux guerres amorcent leur parution : Le Canada français, et Le Terroir.

L'histoire nationale soulève aussi un grand intérêt en cette époque troublée. Pierre-Georges Roy anime toujours le Bulletin des Recherches historiques, Thomas Chapais publie ses Cours d'histoire du Canada, Lionel Groulx lance plusieurs brochures d'histoire accessibles à un grand public et donne des conférences remarquées. Il fait la promotion à cette époque d'un modèle d'héroïsme avec le culte à Dollard des Ormeaux. Et le frère Marie-Victorin inaugure son œuvre littéraire avec Les Récits laurentiens.

Le monde des lettres déplore cependant la perte de Pamphile Le May, poète et ancien Bibliothécaire de la Législature québécoise, décédé à 81 ans. Le journaliste Jules Fournier, 33 ans, et le peintre poète, Charles Gill, 47 ans, disparaissent aussi, victimes de la grippe espagnole. Un important personnage politique quitte aussi la scène en 1918, le lieutenant-gouverneur Leblanc.

 

Un nouveau lieutenant-gouverneur et une brillante ouverture de session

Le 18 octobre 1918, après une longue maladie, le lieutenant-gouverneur Pierre-Évariste Leblanc meurt à Spencer Wood à l'âge de 65 ans. Trois jours plus tard, son successeur, Charles Fitzpatrick, est assermenté. Il est le premier Québécois d'origine irlandaise à occuper ce poste éminent de chef de l'État et représentant du roi. Fils d'un marchand de bois de Sainte-Foy, étant de deux ans l'aîné de son prédécesseur, il présente une impressionnante feuille de route : avocat, gendre du premier lieutenant-gouverneur du Québec, Sir René-Édouard Caron, avocat de Louis Riel, puis d'Honoré Mercier, député libéral à Québec et à Ottawa, ministre dans le cabinet de Wilfrid Laurier, professeur de droit à l'Université Laval, juge en chef de la Cour suprême et Administrateur du Canada, sans compter les nombreux postes illustres, les distinctions de toutes sortes, parchemins, ordres, médailles, croix et rubans reçus au cours de sa prestigieuse carrière.

En janvier, Sir Charles Fitzpatrick s'apprête à ouvrir en grandes pompes sa première session parlementaire à Québec. C'est aussi la première à survenir en temps de paix depuis 1913. Le 21 janvier 1919, à 15 heures, les journalistes remarquent que les entrées et les corridors du parlement sont envahis de soldats en kaki3. Puis, de Spencer Wood, arrive le lieutenant-gouverneur, en traîneau, portant son grand costume d'apparât et bicorne au chef, entouré d'une suite d'officiers et d'aide de camp.

Comme d'habitude, toute la bonne société de Québec s'est donnée rendez-vous au Conseil législatif. Même le cardinal Louis-Nazaire Bégin s'est déplacé pour l'occasion et il occupe au salon rouge un fauteuil imposant, digne de sa haute fonction. À ses côtés, son auxiliaire, Mgr Paul-Eugène Roy et le lord évêque anglican de Québec, le Dr Williams. Ces dignitaires ecclésiastiques, ainsi que les magistrats, diplomates, professionnels, hommes d'affaires et dames du monde saluent l'entrée du représentant de Sa Majesté George V.

Dès l'ouverture de la séance, Sir Lomer Gouin, les membres du cabinet et les députés se présentent à la barre du Conseil pour entendre le discours du trône. On remarque l'aisance du lieutenant-gouverneur qui s'exprime en un français excellent mâtiné d'un léger accent anglais qui, dit-on, lui sied fort bien.

La Gazette de Montréal salue la splendeur du cérémonial qui marque bien la fin récente de la Grande Guerre et un certain retour à la vie normale, bien que les galons, les bottes et les uniformes témoignent toujours d'une atmosphère martiale4. Le Quebec Daily Telegraph décrit pour sa part la cérémonie avec emphase et lyrisme : « Stately impressive almost medieval in splendor, […] majesty and dignity combines to raise the ceremony into something romantic, unreal, almost mythological. »5 La mise en scène, encore « plus solennelle et plus guindée que d'ordinaire,[…] n'a pas cloché d'un bouton de guêtre », remarque malicieusement Louis Dupire dans Le Devoir, qui ajoute aussi que voilà « un cérémonial désuet en ce temps de bolchévisme et de démocratie avancée ».6

Autre signe des temps, l'Orateur de l'Assemblée n'a pas fait servir le traditionnel champagne, ni ouvert ses appartements aux amateurs de cocktails. On devine la prudence du gouvernement sur les questions du commerce et de la consommation de l'alcool, alors que la prohibition est partout à l'ordre du jour. Les journalistes se demandent si le Québec pourra se maintenir longtemps comme « la seule oasis au milieu du Sahara du Dominion »7.

Si les rafraîchissements alcoolisés font défaut, l'événement permet cependant aux Québécois comme à leurs représentants d'admirer la plus récente œuvre de Charles Huot, intitulée Je me souviens, qui orne désormais le plafond de l'Assemblée législative. Cette toile allégorique évoque toute l'histoire du Québec depuis la découverte du pays par Jacques Cartier, jusqu'au début du XXe siècle. Le thème en avait été suggéré, quelques années auparavant, par Ernest Gagnon (1834-1915) alors secrétaire au ministère des Travaux publics. Elle s'ajoute à l'imposant tableau du même artiste, évoquant le débat des langues qui eut lieu le 21 janvier 1793 à la Chambre d'Assemblée du Bas-Canada, lequel décore, depuis 1913, l'Assemblée législative.

 

De nouvelles figures et une nomination contestée

Sir Lomer Gouin inaugure cette 3e session de la XIVe législature avec une nouvelle figure dans son cabinet, Napoléon Séguin, représentant de Montréal-Sainte-Marie. Député à l'Assemblée depuis 1908, il devient ministre d'État. C'est un fidèle indéfectible du premier ministre que ce dernier récompense ainsi de sa loyauté. De son côté, le député de Shefford, William Stephen Bullock, est nommé whip du parti ministériel et trois nouveaux élus libéraux font leur entrée au parlement : Amédée Monet (Napierville), Henry Miles (Montréal-Saint-Laurent) et Octave Fortin (Matane).

La Chambre haute accueille trois nouveaux membres. Frank Carrel, éditeur et journaliste, a été nommé au siège de la division du Golfe en février 1918, mais siège pour la première fois. Joseph-Jean-Baptiste Gosselin, 70 ans, député de Missisquoi depuis 18 ans, devient conseiller législatif (division de Bedford) pour terminer au Salon rouge sa paisible carrière.

La dernière nomination, qui soulève beaucoup plus de commentaires, est celle du maire de Montréal, Médéric Martin8 (division d'Alma). Depuis que le gouvernement a forcé l'annexion de Maisonneuve à Montréal, le maire Martin a entrepris une virulente campagne contre l'administration de Lomer Gouin, dénonçant des conflits d'intérêts, des spéculations de la Viauville Land Company et des tripotages de politiciens dans les affaires de Maisonneuve.

Depuis des mois, le maire de Montréal profite de toutes les tribunes pour attaquer des figures en vue, dont le premier ministre lui-même et des membres de son gouvernement. En le nommant au Conseil législatif, Gouin réalise une manœuvre habile : en flattant son adversaire avec une prestigieuse nomination, il fait taire ses accusations et neutralise entièrement sa véhémence politique.

Mais, cette nomination du maire Martin ne fait pas l'unanimité. Bien sûr, le chef de l'opposition Arthur Sauvé dénonce le cynisme du premier ministre dont l'action vise à étouffer l'enquête publique que réclamait le maire. Selon le Parti conservateur, Médéric Martin a été nommé conseiller législatif « pour l'empêcher de parler, de prouver ses accusations et de dire combien de millions de piastres [ont] été faits [sic] au détriment des contribuables de Montréal. C'est l'acte le plus scandaleux dont un chef de gouvernement puisse se rendre coupable »9. Si l'opposition s'indigne, même au sein du caucus libéral, on comprend mal les largesses du premier ministre pour un homme qui ne cesse de l'injurier depuis des mois.

Dès la séance du 22 janvier, Georges Mayrand, député libéral de Montréal-Dorion et ancien conseiller municipal à Montréal, s'insurge contre cette récompense abusive. Il fait même, chose rare pour un député ministériel, une sortie contre son chef. Il proteste « de toutes [ses] forces contre la nomination de cet homme », nomination qu'il juge « dérogatoire » à l'honneur de l'Assemblée et de ses membres. Le député est rappelé à l'ordre par le Président et ne réussit pas à ébranler les convictions du premier ministre, convaincu d'avoir fait le bon choix.

Arthur Sauvé insistera à de nombreuses reprises au cours de la session pour ramener sur le tapis cette affaire qu'il souhaite embêtante pour le gouvernement. Il cherche en particulier à mettre en lumière la prétendue volonté de camouflage du gouvernement. On a donné au maire Martin une confortable « position chloroformante » dit-il à la séance du 6 février, « quand donc un accusé non coupable consent-il à récompenser son accusateur? »

 

Les finances publiques

Les finances n'inquiètent pas le trésorier de la province, l'honorable Walter George Mitchell. Déjà, en septembre 1918, il anticipait un surplus considérable. Il confirme cette prévision lors de son discours sur le budget, à la séance du 30 janvier, et annonce qu'il a fermé les livres de l'année 1917-1918 avec un surplus de 2 134 550 $ sur un budget de l'ordre de 14 000 000 $.

Bien sûr, avoue-t-il, l'impôt sur les successions est encore venu soutenir les finances publiques. En effet, il arrivait que l'impôt sur la succession de quelque fortune du Mille Carré Doré arrive à point pour gonfler les revenus de la province. En 1918, le Québec avait touché, en droits, 3 000 000 $ provenant de la seule succession de Sir William Christopher Macdonald, le philanthrope millionnaire du tabac, décédé en 191710.

Le ministre, s'expliquant sur le partage fiscal entre les municipalités et le Québec, traite en particulier du cas de Montréal qui se considère défavorisée par les fusions municipales. Il défend les politiques du gouvernement, dont celle des bonnes routes qui, dit-il, dote la province d'un réseau routier qui la fait entrer dans l'ère de l'automobile. L'éducation et la colonisation sont aussi au centre des priorités de l'État. Sa politique économique, explique-t-il, repose sur trois principes de base : la coopération entre le capital et le travail, la bonne entente entre les agriculteurs et les fournisseurs manufacturiers ainsi que la recherche de la paix sociale. Il termine son exposé en appelant de ses vœux le succès de la Conférence internationale sur la paix et la création de la Ligue des Nations, la future S.D.N.

De son côté, le chef de l'opposition admet la réalité du surplus. Il ne le ramène pas, comme par le passé, à un simple artifice comptable, mais il critique cependant l'ensemble de la politique fiscale du gouvernement (séance du 6 février). Le gouvernement, dit-il, a un surplus grâce aux successions de millionnaires, grâce à la majoration des vieilles taxes et à l'apparition de nombreuses nouvelles.

Quant à ses pratiques comptables, elles sont douteuses, notamment au chapitre des mandats spéciaux dont le gouvernement use et abuse selon l'opposition. Arthur Sauvé affirme que plus de 1 340 000 $ ont été dépensés par mandats spéciaux hors du contrôle parlementaire. Il questionne aussi les pratiques du premier ministre et de plusieurs ministres qui n'ont pas de scrupules à siéger à des conseils d'administration de banques et de compagnies. Le débat sur les finances et l'économie se poursuit la semaine suivante entre L.-A. Taschereau et C. E. Gault (séance du 12 février).

 

L'instruction obligatoire

La bataille nationale en faveur de la langue française et les transformations économiques suscitées par la Guerre ravivent les débats sur l'éducation populaire. En effet, l'intense activité industrielle encourage les patrons à faire travailler des enfants, au détriment de la fréquentation scolaire. Pour certains hommes politiques, dont le député de Saint-Hyacinthe, M. T.-D. Bouchard, et le sénateur Raoul Dandurand, une jeunesse moins scolarisée se prépare un avenir médiocre et pousse les jeunes familles vers l'émigration et l'assimilation. On préconise donc une politique d'instruction obligatoire jusqu'à l'âge de 14 ans.

La question est très délicate, car elle divise les élites du Canada français et le clergé lui-même. Mais l'épiscopat s'y oppose farouchement, considérant l'instruction obligatoire comme une mesure étatique abusive contre les droits des parents et ceux de l'Église. Au Conseil de l'Instruction publique, les évêques font bloc pour empêcher une telle réforme. On se souvient trop bien, chez les cléricaux, de Godfroy Langlois, ancien champion de cette idée à l'Assemblée, devenu délégué de la province à Bruxelles. Langlois symbolise encore en 1919 la franc-maçonnerie agissante et l'anticléricalisme. Ce projet est « le fils de Godfroy Langlois » écrit un journal de Chicoutimi11. Pour plusieurs conservateurs, un fort « relent jacobin » se dégage de cette idée12.

La presse aussi est divisée sur la question. La Patrie appuie l'idée et souhaite une véritable réforme de l'éducation dans ses lois comme dans ses programmes. Dans Le Devoir, cependant, Omer Héroux prend fait et cause contre le projet, craignant que ce ne soit un premier pas vers la création d'un ministère de l'Éducation13. Le 29 janvier, M. T.-D. Bouchard présente sa motion portant sur un simple dépôt de documents, mais plaide sa cause avec chaleur et conviction. Protégé par l'immunité parlementaire. il attaque au passage Charles-Joseph Magnan, l'inspecteur général des écoles, et l'accuse de donner une image faussée des statistiques de la fréquentation scolaire au Québec.

N'étant pas député, Magnan ne peut répondre à ces accusations, mais piqué au vif, il se défend par la plume et donne des conférences polémiques, poussant le débat sur la place publique. À l'Assemblée, les opinions s'expriment nombreuses et les échanges sont animés (séances des 19 février et 14 mars). L'Événement note ironiquement que « tous les députés ont l'air de vouloir exprimer une opinion, pour ensuite voter comme le dira M. Gouin »14. L'affaire a même des échos au Conseil législatif où Ernest Choquette et Thomas Chapais échangent leurs points de vue opposés sur la question15.

Finalement, le pragmatisme politique l'emporte sur l'idéal réformateur. Gouin, craignant d'irriter le clergé à moins d'un an des élections générales, laisse passer la motion, mais ne donnera pas suite au projet16. Déçu de la tournure des événements, M. T.-D. Bouchard doit accepter le verdict. Dans ses Mémoires, il a écrit à ce sujet : « Gouin était, au fond, un libéral d'idées, mais il dirigeait un parti qu'il devait maintenir au pouvoir »17.

Si l'instruction obligatoire reste un fruit défendu, le gouvernement tente d'offrir une mesure répondant aux attentes des réformateurs de son parti. Avec la loi sur la réglementation du travail des enfants, le gouvernement essaie de faire indirectement ce qu'il n'ose faire directement. Le 24 février, le ministre du Travail, Louis-Alexandre Taschereau, présente le bill 171, limitant le travail des jeunes de moins de 16 ans et obligeant les employeurs à n'engager que des jeunes ayant terminé un cours primaire de six ans et sachant lire et écrire.

C'est en quelque sorte un prix de consolation pour l'aile la plus avancée du Parti libéral, peut-on lire dans les journaux. Si « ce n'est pas l'instruction obligatoire, c'est, en tout cas, en pratique l'application du principe de l'instruction obligatoire puisque, sans l'instruction, les enfants n'auront pas le droit de travailler18. » La loi traverse facilement toutes les étapes législatives sans soulever de débats (séance du 11 mars). À propos de cette loi, Gouin aurait dit à ses proches : « Méfiez-vous des petits bills; ce sont les plus gros »19.

La rhétorique parlementaire est mieux servie autour d'une motion du député de Montréal-Hochelaga, Séverin Létourneau, au sujet de l'enseignement technique (séance du 7 février). Cette demande de documents touchant également les dossiers de l'éducation est rapidement ajournée et reprise quelques jours plus tard (séances des 13 février, 19 février et 4 mars). Le débat soulève de nombreux points intéressants et permet l'expression de belles envolées oratoires, notamment de la part de Dominique Monet, Athanase David et J.-É. Perrault. La portée de ce débat n'est que de nature académique, mais rejoint toute la question de la formation d'une élite intellectuelle au Québec.

Toujours dans le domaine de l'éducation, et sur une demande de documents, on aborde le 26 février la question du sort misérable des institutrices retraitées qui ne reçoivent qu'une maigre pension de 75 $ par année. Arthur Sauvé et J.-N. Francoeur enjoignent le premier ministre d'agir dans ce dossier.

 

Santé et logements sociaux

Le péril de la grippe espagnole est passé, mais le chef de l'opposition demande néanmoins quelques comptes sur la façon dont le gouvernement a géré cette épidémie (séance du 28 janvier). Si la grippe est passée, la tuberculose et les maladies vénériennes continuent cependant à faire des victimes. Le 13 mars, la Chambre adopte une nouvelle loi sur l'hygiène publique, le bill 26, présenté par le Secrétaire provincial, l'honorable M. Décarie.

La santé publique est aussi tributaire des logements sociaux et une crise de l'habitation sévit, notamment à Montréal. Le gouvernement annonce des mesures à cet égard, grâce au bill 25, avec un programme partiellement financé par le gouvernement fédéral. Arthur Sauvé, de crainte qu'un tel programme n'attire les spéculateurs, enjoint le gouvernement à ne pas se fier aux conseils municipaux souvent soumis aux pressions des entrepreneurs (séance du 12 mars). De son côté, Athanase David se méfie des subventions du fédéral dans un domaine exclusivement provincial et parle d'un cadeau de Grecs (séance du 12 mars).

 

La mort de Laurier

Le 18 février, le premier ministre annonce officiellement à la Chambre la mort de Sir Wilfrid Laurier. Il évoque la longue carrière de l'ancien premier ministre canadien qui a débuté sur les banquettes de l'opposition libérale à l'Assemblée législative du Québec en 1871.

Gouin rappelle adroitement les déclarations de Laurier en faveur du respect de l'autonomie des provinces qu'il associait à la liberté des citoyens. Sauvé appuie l'éloge du premier ministre; Louis Létourneau, député québécois de la circonscription de Québec-Est, représentée par Laurier aux Communes depuis 1877, adresse quelques mots, ainsi que MM. Mitchell et Gault, au nom de la minorité anglo-protestante. Puis, la Chambre ajourne ses travaux en signe de deuil.

Le Québec met ses drapeaux en berne et envoie une délégation assister aux funérailles à Ottawa le 22 février20. Dans la capitale québécoise, une messe de requiem est également célébrée à la cathédrale Notre-Dame pour l'illustre disparu. La mort de Laurier marque assurément la fin d'une époque, tant sur la scène québécoise que canadienne. Tous comprennent que cette disparition va provoquer une nouvelle distribution des rôles, et Gouin, au premier chef, se sent concerné par l'héritage de Laurier21.

 

La Prohibition : un référendum

En 1918, le gouvernement, poussé par la pression en faveur de la prohibition, avait adopté une loi qui repoussait au 1er mai 1919 l'échéance définitive des permis de vente d'alcool22. Le gouvernement n'est pas partisan d'une politique prohibitionniste, mais le lobby anti-alcool est puissant. Le 4 mars, le trésorier provincial, l'honorable M. Mitchell, présente le bill 47. Il annonce alors que le gouvernement a décidé de soumettre la décision aux citoyens par voie de référendum et présente la question qui leur sera posée. En procédant ainsi, le gouvernement joue de prudence. Il espère une victoire favorable à la vente contrôlée des vins et cidres légers qui échappent ainsi à la prohibition, tout en maintenant une politique restrictive d'émission des permis.

Plusieurs députés questionnent le ministre sur les détails de la réglementation qu'il envisage. On devine parmi eux des amateurs de bons vins voulant assurer la parfaite légalité de leurs celliers. Mais, la position mi-figue mi-raisin du gouvernement indispose les partisans de la prohibition. Le bill Mitchell est une « salade » écrit le Sherbrooke Daily Record23, favorable à une position ferme. Sauvé est aussi de cet avis et même le député libéral J.-N. Francoeur parle d'une loi hypocrite. Quoi qu'il en soit, la loi est votée le 15 mars et le débat est repris dans les journaux. Le gouvernement devine qu'une majorité de citoyens votera contre la prohibition et qu'il pourra continuer à accorder quelques « licences ». Il s'engage aussi à encadrer sévèrement le commerce de l'alcool pour satisfaire les partisans de la prohibition.

 

Le Canada et ses blessés de guerre

Le député conservateur de Westmount, Charles Allan Smart, est brigadier général dans l'armée et vétéran de la Grande Guerre. C'est un Montréalais de 51 ans, un tory, ardent partisan canadien de l'Empire britannique. Il est fort estimé et on lui porte le respect dû à un soldat ayant connu le feu de la bataille. Le 14 mars, il provoque une commotion à l'Assemblée en faisant une violente sortie contre le gouvernement canadien et les carences graves du traitement médical accordé aux blessés de guerre. Il demande par motion que le gouvernement fédéral fournisse tous les renseignements à ce sujet. « Je ne suis pas inspiré par l'animosité politique, dit-il, mais par l'intérêt que je porte aux soldats de retour du front ».

Il porte des accusations contre la négligence des « fonctionnaires d'Ottawa », il parle des mauvaises conditions d'hospitalisation des blessés canadiens en Angleterre, il dénonce l'éparpillement des malades, leur transport abusif et inutile, la mauvaise utilisation du personnel infirmier et critique les installations inadéquates. Il s'en prend aussi aux délais dans le rapatriement des soldats, aux soldes mal administrées et parfois même non versées. Il dénonce enfin l'arrogance et le mépris des officiers britanniques pour les soldats canadiens et parle des « nouvelles calomnieuses et préméditées » qui ont circulé dans la presse sur les soldats canadiens-français. Il surprend tout le monde en lançant cette phrase : « Si l'impérialisme doit subsister par ce système, il est temps de le détruire! »

L'effet est réussi : « Foudroyante attaque » écrit Le Devoir du lendemain24; Le Soleil, L'Événement, L'Action et La Presse en font également leurs titres. La Tribune parle d'une « sensation considérable à la Législature »25. Le Montreal Herald titre : « General makes a Merciless Attack on Canadian Leaders »26. La très conservatrice Gazette écrit : « Gen. Smart Flays Overseas Administration. Quebec Legislature hears Condemnation from Commander at Shorncliffe » et consacre un éditorial à cette déclaration27. L'étonnante motion du député de Westmount est saluée d'applaudissements et, sans surprise, adoptée à l'unanimité par l'Assemblée.

 

Le Québec, ses ouvriers et ses soldats

Dans cet esprit d'après-guerre, le gouvernement québécois planifie de son côté le retour prochain des soldats. On sait que la démobilisation génère souvent des turbulences sociales. Le retour à la paix après les tensions extrêmes de la guerre sont dures à assumer pour les soldats qui, même valides et en bonne santé physique, ne trouvent pas toujours facilement du travail. Les problèmes sociaux s'en suivent : chômage, désœuvrement, délinquance, alcoolisme.

Pour diminuer les effets de la crise, le gouvernement songe à relancer une nouvelle politique de colonisation. l'honorable L.-A. Taschereau présente le bill 42 visant à offrir gratuitement des terres publiques aux anciens combattants dans les nouvelles zones de colonisation de l'Abitibi, du Témiscamingue, du Lac-Saint-Jean et de la Gaspésie (séance du 6 mars). On accordera aussi à chacun d'eux un prêt de 2 500 $ pour aider leur établissement. Le ministre croit que sa loi saura déjouer les spéculateurs et soutenir l'élan national de colonisation. « Nos vétérans n'ont aucune raison de craindre l'avenir », conclut-il.

On cherche aussi à fermer le dossier de la conscription. La guerre étant finie et pour apaiser les tensions, Gouin obtient d'Ottawa de ne plus harceler les insoumis et d'agir dans les faits comme si on passait l'éponge de l'amnistie. Les comparutions se poursuivent, mais seules des amendes légères sont imposées à ceux qui sont tombés sous le coup de la loi. Des protestations se font entendre, surtout dans les rangs de ligues militaires au Canada anglais. Mais la guerre appartient au passé et on espère une nouvelle ère de bonne entente entre les deux Canadas. Trop de problèmes sociaux s'annoncent pour ne pas faire une trêve sur la question nationale.

La grande affaire des futurs mois au Canada sera en effet la conversion de l'économie de guerre à une économie de paix, en limitant les secousses dans le monde ouvrier. Déjà les syndicats deviennent plus revendicateurs et plusieurs écoutent les expressions plus nombreuses d'idées nouvelles. Pour l'establishment canadien-anglais, les traditions religieuses et le conservatisme des élites du Canada français deviendront des pôles rassurants dans un monde en pleine transformation où fermentent des idéologies socialistes28.

 

Hydroélectricité

Le Québec progresse rapidement dans le domaine de l'hydroélectricité. Le ministre des Terres et Forêts, l'honorable Jules Allard, responsable de la Commission des eaux courantes, a réalisé un barrage régulateur dans le Haut-Saint-Maurice, baptisé barrage Gouin en l'honneur du premier ministre. Il s'agit d'une prouesse technologique qui lance le Québec sur la voie de la production électrique. Un barrage semblable est également construit dans le Haut-Saint-François qui portera justement le nom du ministre Allard. Le 10 mars, l'honorable L.-A. Taschereau fait adopter une loi concernant les pouvoirs hydrauliques dans la province. En 1919, le potentiel des ressources hydrauliques fait rêver les politiciens et les industriels, mais pour plusieurs, l'électricité demeure encore une curiosité fascinante. Les relations entre l'État et les compagnies privées d'électricité ne soulèvent pas encore de grands débats publics, mais cela ne saurait tarder.

 

Les droits politiques des femmes

Le droit de vote des femmes devient une réalité au Canada. Déjà, le Manitoba accorde le droit de suffrage à ses citoyennes. L'une après l'autre, les provinces vont suivre le mouvement. En 1917, le gouvernement fédéral permet aux femmes de remplacer le vote d'un parent parti à la guerre; cette mesure devient permanente en 1918. Au Québec, on commence à parler de cette possibilité. Au parlement, le député de Gaspé, Gustave Lemieux, dentiste de sa profession et frère de l'ancien ministre fédéral Rodolphe Lemieux, serait disposé, dit-on, à présenter un projet de loi en ce sens. Mais le clergé mobilise l'opinion contre cette idée. Mgr Louis-Adolphe Paquet publie un article définitif et intraitable qui fera longtemps autorité sur la question. Les droits politiques des femmes devront attendre encore plusieurs années avant d'être reconnus dans la catholique province de Québec.

Le sort économique des Québécoises n'est pas plus reluisant et celles qui sont entrées dans le monde du travail à l'occasion de la guerre sont souvent outrageusement exploitées. Le gouvernement fait donc voter la loi fixant le salaire minimum pour les femmes, en présentant le bill 24, espérant leur venir en aide et soulager la misère fréquente chez les travailleuses. Assurément, la place des femmes dans l'économie et le marché du travail est désormais une réalité permanente et incontournable dont les politiciens doivent tenir compte29.

 

La visite du général Pau

La séance du 4 mars est marquée d'un incident particulier. Ce jour-là, la Législature québécoise accueille le général français Paul-Gérald Pau (1848-1932), héros de guerre qui s'est illustré dans la reconquête de l'Alsace-Lorraine. Le général assiste à la séance dans un fauteuil placé directement sur le parquet de la Chambre.

Après les discours d'usage, le général, ignorant la règle parlementaire interdisant à un non-élu de s'adresser à l'Assemblée au cours d'une séance régulière, se lève et prononce un discours. Personne n'ayant osé le rappeler à l'ordre, le discours du général Pau est désormais inscrit dans les débats parlementaires du Québec comme l'une des rares dérogations aux privilèges des représentants élus.

Le Parlement reçoit aussi au cours de la session la visite de l'économiste et journaliste français André Siegfried (1875-1959), auteur bien connu au Québec pour son livre Le Canada, les deux races, publié en 1906. Siegfried est un observateur attentif de la scène politique québécoise et canadienne, et sa présence à Québec en 1919 témoigne d'une reprise des échanges transatlantiques, depuis le 11 novembre 1918.

 

De choses et d'autres

Curieux débat autour d'un projet de loi que son propre parrain hésite à appuyer. Le bill 152 est présenté par J.-N. Francoeur et vise à modifier le Code civil pour interdire les mariages entre cousins germains. D'éminents médecins et des membres du clergé, dit-il, croient qu'il y a là un danger de consanguinité qui affecte les enfants. Sauvé évoque la position des évêques qui ne va pas dans le même sens : « Voilà un célibataire qui veut empêcher les autres de se marier », chuchote-t-on. Finalement, Francoeur, peu convaincu et peu convainquant, retraite et le bill s'en va mourir aux comités permanents (séance du 4 février).

Un autre débat annonce déjà la modernité du Québec, le 17 mars. Le député de Montréal-Hochelaga, M. Séverin Létourneau, demande le dépôt de documents relatifs à la tenue à Montréal d'une exposition qui pourrait être une exposition universelle et internationale. Cette exposition sera effectivement tenue, mais 48 ans plus tard.

Quelques répliques et incidents cocasses ont émaillé la session de 1919. Le 25 février, à propos de la nomination de Médéric Martin, M. Sauvé lance à Élisée Thériault : « Le député de l'Islet sourit. Il pense comme moi et comme bien d'autres députés de cette Chambre. » Pardon, répond le député, « le chef de l'opposition n'a pas le droit de me faire dire des choses que je n'ai pas dites »; ce qui lui vaut d'Arthur Sauvé la réplique suivante : « Je n'ai pas dit que vous l'avez dit, je vous ai prêté assez d'intelligence pour l'avoir pensé. »

Le bill 173 portant sur la protection des oiseaux, présenté par l'honorable Mercier, fait sourire les députés de l'opposition qui parlent des chants à la louange du gouvernement et aux « créatures » que le gouvernement protège (séance du 10 mars).

À cette époque, les députés frappaient de la paume de la main le dessus de leur bureau pour appuyer les propos d'un orateur. À la séance du 22 janvier, en répondant aux critiques à propos des affaires de Montréal, le premier ministre lance une belle tirade sur la Métropole, laquelle soulève une salve d'applaudissements de ses députés. Le représentant de Richelieu, Maurice-Louis Péloquin, y met une telle énergie qu'il fait éclater son pupitre.

Le dernier jour de la session, une résolution budgétaire est adoptée, assurant une augmentation des indemnités accordées aux députés. Arthur Sauvé ne s'en plaint pas, car il assume presque seul la lourde tâche de diriger une opposition trop faible contre un gouvernement tout puissant. À peine peut-il compter sur Gault et Smart pour l'appuyer. Louis Dupire le décrit en fin de session comme « accablé par le fardeau de diriger seul la critique des actes administratifs »30.

La session se termine le 17 mars, et bien peu d'observateurs soupçonnent que le gouvernement déclenchera des élections générales hâtives avant la fin de l'année. Deux jours plus tard, Lomer Gouin célébrait son 58e anniversaire en réfléchissant à son avenir et à celui de son gouvernement.

 

Critique des sources

Avec la crise de la conscription, les journaux, souvent entraînés dans la mouvance des partis politiques, se retrouvent sur des positions radicalement opposées. Et la frontière est presque également partagée entre presse anglophone et presse francophone. Parlant des journaux conscriptionistes, l’hebdomadaire libéral de Rivière-du-Loup, Le Saint-Laurent, parle de la « grande presse bleu orange »31 et compare la situation du Québec sous les mesures de guerre à celle de l’Irlande occupée32.

Au premier rang de ces journaux « bleu orange » figure assurément le Montreal Star, qui appuie sans réserve les conservateurs et unionistes fédéraux. Le journal est dirigé par Hugh Graham, baron d’Atholston (1848-1938), un impérialiste ardent qui favorisait déjà la participation inconditionnelle du Canada à la Guerre des Boërs en 1899 et qui était en faveur de la conscription en 1917. On a lu dans les pages de ce journal pendant la Guerre des propos très durs contre les Canadiens français33. En 1919, cependant, le journal de Mr Graham adopte un ton plus conciliant et annonce l’ère de la « Bonne entente ». Les nationalistes, trouvent cette brusque conversion très douteuse. C’est le contexte social et économique qui pousse le Montreal Star à amorcer cette « réhabilitation » du Québec. En fait, croit-on, Graham s’inquiète d’une montée des mouvements ouvriers qui mettrait en péril la stabilité des fortunes. Bien encadré par son clergé et ses élites, le Canada français pourrait échapper à la « contagion bolchévique » et constituer un « frein » aux idéologies subversives. Le Québec pourrait même devenir un exemple à citer et à suivre pour les travailleurs anglo-canadiens moins dociles; voilà pourquoi le féroce Star adopterait à présent un ton plus conciliant, selon les nationalistes québécois34.

Le Montreal Herald, qui avait fusionné avec le Montreal Telegraph en 1913, a connu de sérieuses difficultés financières et s’est retrouvé entre les mains d’un liquidateur de faillite. Il est finalement vendu à un avocat d’allégeance libérale, M. A. Huntley Duff. La transaction se fait pour un montant de 126,700 $, le 18 février 1919, et l’acheteur s’engage à racheter les créances du journal à 75 % de leur valeur35.

À Québec, le Quebec Chronicle appuie le principe de l’instruction obligatoire et va même jusqu'à qualifier un article de L’Action catholique de « ingenious obscurantism », ce qui lui vaut de sévères critiques de la part des milieux catholiques opposés à la réforme. À Chicoutimi, Le Progrès du Saguenay s’en prend aux positions du quotidien de la capitale et l’accuse de vouloir adopter ce principe pour en faire un bélier qui enfoncera les murs de la législation scolaire et pénétrera « dans le sanctuaire des droits de la famille »36. L’Action se défend aussi bec et ongles contre les attaques de son collègue37.

Le Quebec Daily Telegraph de Frank Carrel est encore l'organe du gouvernement dans la capitale et ne ménage pas ses compliments envers le premier ministre et les vedettes du Parti libéral. Par exemple, en commentant les discours des honorables Mitchell et Taschereau sur le budget, le journal parle d’un triomphe sans égal (unqualified triumph)38. Il présente aussi le programme de la voirie du gouvernement comme un fleuron de la politique libérale de Sir Lomer Gouin.

En raison de la conscription, les journaux adoptent des positions circonstancielles, il en va de même pour la prohibition. Un bonne part du clergé catholique se retrouve à ce chapitre sous le même parapluie que beaucoup d’anglo-protestants fondamentalistes. Ils s’entendent pour réclamer la prohibition, ou du moins une très sévère restriction des permis de vente d’alcool. Par exemple, Le Sherbrooke Daily Record, qui n’est pas un journal partisan, critique le bill 176 de l'honorable Mitchell sur les permis d’alcool qu’il juge trop modéré.

À Sherbrooke, on peut lire par contre dans La Tribune la quintessence de la presse partisane. En voici un exemple à propos du débat sur le budget : « L’honorable M. Taschereau […] a prononcé, hier, à la Chambre un discours admirable et d’une rare envergure. L’impression que fit ce discours sur les députés se traduisit par une longue et chaleureuse ovation où passait de l’admiration en même temps que de la fierté. Le brillant ministre montra d’abord dans un tableau saillant et lumineux, le rang que tient la province de Québec parmi les autres, c’est-à-dire le premier rang. Et tout cela formait une défense irrésistible du gouvernement. […] ».39

La Patrie s’est engagée contre la fusion de Maisonneuve à la ville de Montréal, et elle a soutenu la candidature du maire Martin lors des élections municipales, au moment où il faisait campagne contre l’administration Gouin. Elle demeure donc très critique sur toutes les politiques libérales, notamment celles qui concernent la métropole. À propos de la nomination du maire Martin au Conseil législatif, le journal manifeste une satisfaction évidente. Il considère que l’honorable Martin a « ébranlé sur leur base les colonnes du temple libéral » et obligé « le suprême pontife à traiter avec lui »40. Globalement le journal regrette que l’opposition au régime ne soit pas plus nombreuse et plus solide.

Le 22 mars 1919, La Patrie inaugure un cahier illustré en supplément à son édition du samedi. Ce premier numéro est consacré au souvenir de Sir Wilfrid Laurier. D’autres journaux avaient déjà adopté cette formule éditoriale qui offre un réel potentiel pour une entreprise de presse. Le supplément de La Patrie connaîtra un grand succès au cours des années à venir.

Pendant cette session, L’Action catholique se lance dans une croisade contre les francs-maçons les sectaires et les protestants qui prônent l’instruction obligatoire. Plusieurs articles sur le sujet paraissent même avant la session et le journal ouvre grand ses pages à Jean-Charles Magnan qui pourfend cette réforme. L’Action fait aussi campagne contre l’alcool, mais se refuse à une prohibition complète. On veut protéger le commerce des vins et liqueurs à des fins sacramentelles, bien sûr, mais aussi médicinales et industrielles. Le journal se qualifie donc de modéré sur cette question. Dans son bilan de la session, c’est nettement le dossier de l’éducation qui retient toute l’attention de L’Action catholique41.

Au Devoir, le chroniqueur en titre demeure Louis Dupire. Dans son édition du 21 janvier, le journal assure ses lecteurs qu’il les renseignera fidèlement et de manière impartiale sur ce qui se passera « à la Législature, aux comités et dans la coulisse ». M. Dupire, explique-t-on, est à son poste depuis quelques heures et fournira chaque jour au Devoir « une chronique de la plus vive actualité, où il groupera les renseignements que nos lecteurs ont droit d’avoir. […] Tout le monde sait que Le Devoir tient à sa réputation d’impartialité et de journal bien informé sur ce qui se passe dans les milieux parlementaires »42. On comprend que Le Devoir garde un œil critique sur les politiques du gouvernement.

La Presse, de son côté, semble davantage préoccupée par les affaires municipales de Montréal que par les dossiers de la Législature québécoise. On constate cependant, à l’examen du discours du trône, que les conséquences sociales et économiques de la guerre ont dicté les priorités législatives du gouvernement43. Les grandes questions sont abordées surtout du point de vue de la métropole : chômage et démobilisation, logements ouvriers, transports urbains, etc. Sur l’instruction obligatoire, le journal n'adopte pas de position ferme, mais présente également les deux points de vue. Sur la prohibition, La Presse favorise « la vraie tempérance », c’est-à-dire, une réglementation qui permet la vente et la consommation de bière, cidre et vins légers.

L’Événement demeure le seul organe des conservateurs francophones dans la région de la capitale, mais il défend aussi les positions du parti unioniste de Borden; c’est un des très rares journaux francophones à avoir appuyé la conscription. Ces positions de L’Événement qui ont un parfum anti-québécois gênent Arthur Sauvé qui refuse de saper ce qui reste de la base nationaliste de son parti. À la séance du 29 janvier, le chef de l’opposition questionne le gouvernement à propos d’un article paru dans Le Soleil. M. Gouin saisit la balle au bond et taquine M. Sauvé en lui disant qu’il semble à présent lire davantage Le Soleil que L’Événement, sans doute parce qu’il trouve ce dernier moins intéressant pour lui.

Le Soleil à Québec et Le Canada à Montréal remplissent toujours le rôle de journaux populaires et partisans et ne laissent jamais passer une occasion soit de défendre les députés ministériels ou de lancer une critique malveillante envers le chef de l’opposition. Ainsi, dans son édition du 11 mars, Le Soleil excuse l’absence de nombreux députés en Chambre, en expliquant qu’ils ont été retardés par la tempête. Il écrit que M. Mercier a été la vedette de cette séance répondant « aux innombrables et bien souvent inutiles questions de M. Sauvé »44.

 

En 1919, la Tribune de la presse de Québec compte 14 journalistes :

Abel Vineberg The Gazette Président de la Tribune
Joseph-Amédée Gagnon Le Quotidien Vice-président de la Tribune
Valère Desjardins Le Canada Secrétaire-trésorier de la Tribune
Ewart E. Donovan The Quebec Telegraph / The Gazette Bibliothécaire de la Tribune
Arsène Bessette La Patrie  
Edmond Chassé L'Événement  
Alonzo Cinq-Mars La Presse  
John A. Davis

The Quebec Chronicle / The Daily Telegraph

 
Louis-Philippe Desjardins L'Action catholique  
Louis Dupire Le Devoir  
Jean-Marie Fortin Le Soleil  
Robert R. Parsons The Montreal Star  
Damase Potvin La Patrie  
J.-N. Thivierge La Tribune  
William R. O'Farrell 

The Montreal Herald and Daily Telegraph

 

 

Notes

1. Il parvient à préserver pour les Fransaskois quelques heures d'enseignement hebdomadaire dans leur langue, malgré les pressions des loges orangistes sur le gouvernement libéral de William M. Martin.

2. Le sénateur Pierre-Édouard Blondin, nommé ministre pour donner une caution au gouvernement fédéral, ne détient pas une très forte influence au sein du cabinet d'Union.

3. « Au parlement de Québec », L'Événement du 22 janvier 1919, à la page 1.

4. « Pre War Splendor Marked Opening of the Legislature », The Montreal Gazette, 22 janvier 1919, page 6.

5. The Quebec Daily Telegraph, 22 janvier 1919, page 2.

6. « Les Chambres sont réunies », Le Devoir, 22 janvier 1919, page 1.

7. Ibid.

8. Rappelons que M. Martin a été député de Montréal-Sainte-Marie au Parlement fédéral de 1906 à 1917 et qu'il est maire de Montréal depuis 1914. Il succède dans ce fauteuil du Conseil législatif à Trefflé Berthiaume, décédé en 1915.

9. « La session à Québec », La Minerve, janvier 1919, page 1.

10. S. B. Frost et R.-H. Michel, « Macdonald, Christopher William », DBC, vol. XIV, p. 750-755.

11. Le Progrès du Saguenay, 30 janvier 1919, page 7.

12. R. Rumilly, Histoire de la province de Québec, tome XXIV, La succession de Laurier, Montréal, Éditions Chanteclerc, 1952, p. 21.

13. Omer Héroux était aussi le beau-frère de Charles-Joseph Magnan, ce qui pourrait expliquer ses positions. Ibid. p. 28.

14. L'Événement, 29 janvier 1919, page 1.

15. Voir le compte rendu des journaux du 27 janvier 1919. Voir aussi le commentaire du journal progressiste Le Pays sur la résistance conservatrice devant l'instruction obligatoire : « L'ineffable litanie », Le Pays, 8 mars 1919, page 2.

16. Ce débat touchait un nerf sensible, justifiant la grande prudence de Gouin. Aux élections suivantes, Bouchard sera écarté, comme candidat libéral, au profit du notaire Armand Boisseau, « le candidat du Sacré-Cœur », comme le désignait Bouchard.

17. T.-D. Bouchard, Mémoires, tome III, p. 75-76.

18. « Pas de travail aux enfants en bas de 16 ans », La Tribune, 25 février 1919, page 1; voir aussi « Must Not Employ Children who are not Schooled », The Montreal Gazette, 25 février 1919, page 2.

19. R. Rumilly, Op. cit., p. 39; La Patrie ne croyait pas que cette loi ait une influence pour diminuer l'analphabétisme chez les Canadiens français, « Instruction publique », La Patrie, 17 mars 1919, page 4.

20. « Quebec Mourns sir Wilfrid's death », Quebec Daily Telegraph, 18 février 1919, page 6.

21. R. Rumilly, Op. cit. p. 36-38; R. Bélanger, Wilfrid Laurier, quand la politique devient passion, Québec et Montréal, PUL et Radio-Canada, 1986, p. 459-468.

22. Voir les Débats de l'Assemblée législative, session 1917-1918.

23. Sherbrooke Daily Record, 17 mars 1919, page 1.

24. Le Devoir, 15 mars 1919, page 3.

25. La Tribune, 15 mars 1919, page 1.

26. The Montreal Daily Herald, 15 mars 1919, page 3.

27. The Montreal Gazette, 15 mars 1919, page 2.

28. Sur cette question voir : « Le frein nécessaire, le Star découvre le Québec », Le Nationaliste, 16 mars 1919, page 1.

29. Le 27 février 1919, l'ancien ministre fédéral de l'Agriculture, Sydney Fisher prononçait à ce sujet une conférence à Québec devant le Club Canadien des Femmes de Québec. « Women of Canada playing a New Role in Affairs », Quebec Daily Telegraph, 28 février 1919, page 4.

30. Le Devoir, 17 mars 1919, page 1.

31. Le Saint-Laurent, 14 juin 1917, page 1.

32. Id. 18 juillet 1918, page 2.

33. Des opposants à la conscription allèrent même manifester devant sa maison en 1917.

34. « Le frein nécessaire », Le Nationaliste, 16 mars 1919, page 1.

35. « Le Herald est vendu », Le Soleil, 19 février 1919, page 1.

36. « En causant avec le Chronicle », Le Progrès du Saguenay, 6 février 1919, page 1.

37. « Réplique au Chronicle », L'Action catholique, 20 janvier 1919, page 1.

38. « The Budget Debate », The Quebec Daily Telegraph, 13 février 1919, page 2.

39. « Québec est nécessaire au Canada », La Tribune, 13 février 1919, page 1.

40. « M. Médéric Martin au Conseil législatif », La Patrie, 20 janvier 1919, page 1.

41. « Après la session », L'Action catholique, 18 mars 1919, page 1.

42. « La session de Québec », Le Devoir, 21 janvier 1919, page 3.

43. « La session à Québec », La Presse, 20 janvier 1919, page 4.

44. Le Soleil, 11 mars 1919, page 1.