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Introduction historique

14e législature, 1re session
(7 novembre 1916 au 22 décembre 1916)

Par Gilles Gallichan

Les événements de 1916

La session parlementaire qui s'ouvre à Québec le 7 novembre 1916 marque la fin d'une année chargée des lourds nuages de la Guerre et de l'une des pires crises politiques de l'histoire canadienne.

Si la guerre apporte une certaine prospérité économique au Canada, elle détruit les villes et dévaste les régions où elle fait rage. En Europe, la troisième année du conflit est particulièrement meurtrière dans les tranchées de la Somme et sur le front belge. Les Canadiens français s'illustrent au sein du 22e Régiment et leur victoire dans le village de Courcelette à la mi-septembre est saluée au Québec comme l'un des brillants faits d'armes de cette interminable guerre. Cette dernière est si longue et si gourmande de vies humaines, en vérité, que l'on parle de plus en plus au Canada de conscription pour le service outre-mer. Le Québec est d'autant plus réfractaire à cette perspective que l'armée, à l'exception du 22e Régiment, respecte peu les identités religieuse et linguistique de ses soldats canadiens-français. Malgré une habile propagande qui fait vibrer la fibre française et des campagnes de recrutement tapageuses, les francophones répondent avec moins d'enthousiasme à l'enrôlement volontaire. Dans les régions, on considère que les hommes jeunes représentent une main-d'œuvre agricole nécessaire, voire essentielle dans bien des cas.

Mais, ce qui ralentit surtout l'ardeur des francophones pour la défense de l'empire, c'est la crise linguistique qui s'aggrave en Ontario autour de l'application du tristement célèbre Règlement XVII1. Officiellement en vigueur depuis 1912, le Règlement interdit pratiquement l'enseignement de la langue française dans les écoles. Il est maintenant appliqué dans toute sa sévérité et soulève une vive résistance dans les milieux franco-ontariens ainsi qu'au Québec. Des voix s'élèvent de plus en plus nombreuses et on parle du « front ontarien » et des « grands blessés » de notre guerre linguistique. Armand Lavergne, le député sortant de Montmagny, enflamme ses auditoires en parlant de notre liberté qu'il faut d'abord défendre sur l'Outaouais avant d'aller la sauver en Alsace ou en Belgique. Cette question des écoles françaises de l'Ontario ainsi que la perspective de la conscription agissent comme des agents mobilisateurs, non pour l'armée canadienne mais en faveur de la cause nationale des Canadiens français.

L'A.C.J.C., la Société Saint-Jean-Baptiste, d'autres mouvements et associations nationalistes ainsi que plusieurs journaux, dont Le Devoir et bien sûr Le Droit, mènent la bataille en faveur des écoles françaises de l'Ontario. À Ottawa, le sénateur Philippe Landry porte haut l'étendard des droits du français et dépose devant le Sénat une requête de désaveu du Règlement XVII comptant 600 000 signatures. Même l'épiscopat, habituellement si prudent et si conservateur en matière politique, hausse le ton et appelle à la résistance. La crise réunit lors de ce combat des adversaires tels le libéral Philippe-Auguste Choquette qui, toujours au Sénat, se porte à la défense du conservateur et vieil adversaire Landry attaqué par ses pairs2. Même Wilfrid Laurier, le vénérable chef libéral de l'opposition, se lève aux Communes et plaide en faveur de ses compatriotes ontariens, au risque d'indisposer certains éléments au sein même de son parti. La crise ontarienne opère donc un rapprochement naguère impensable entre libéraux et nationalistes.

 

La campagne électorale de 1916

Le 14 avril, à Québec, le premier ministre Lomer Gouin dissout le Parlement et convoque des élections générales pour le 22 mai. À la dissolution, l'Assemblée législative compte 57 libéraux, 15 conservateurs, un député ouvrier et un nationaliste. Six sièges sont vacants.

L'opposition conservatrice est déchirée sur la question des écoles ontariennes entre la solidarité partisane et les intérêts nationaux. Le chef, Philémon Cousineau, doit considérer que les conservateurs sont au pouvoir à Ottawa comme à Toronto et qu'un puissant lobby tory au sein de l'establishment anglo-montréalais oriente son parti. D'emblée, il a donc choisi son camp.

À la session de janvier 1916, il s'était opposé au bill Galipeault3 sans grande conviction, et pendant la campagne électorale, le chef conservateur évite d'aborder les questions litigieuses de la langue et de la conscription, affirmant qu'elles ne constituent pas l'enjeu de l'élection. Quelques-uns de ses députés, dont Arthur Sauvé de Deux-Montagnes, le mettent en garde contre une stratégie opportuniste et partisane qui sera électoralement suicidaire et moralement indéfendable.

Par ailleurs, Henri Bourassa, dans Le Devoir du 9 mai, accorde son appui à Lomer Gouin, son rival d'hier et, dans un éditorial à la Sieyès, il exécute le chef conservateur en quelques mots lapidaires : « Le Parti libéral, c'est quelque chose; Gouin, c'est quelqu'un. Le Parti conservateur québécois, ce n'est plus rien; Cousineau, ce n'est personne. ». Pour les libéraux, cet appui du Devoir en pleine campagne électorale est inespéré. Au même moment, à Ottawa, une figure montante du Parti libéral, le député de Kamouraska Ernest Lapointe, présente une motion plaidant en faveur des droits des Franco-Ontariens, laquelle soulève plusieurs réactions tant au Parlement que dans les journaux. La campagne québécoise se déroule donc dans une atmosphère chargée avec, en arrière-plan, le spectre de la conscription et une des plus violentes campagnes de presse jamais menées au Canada anglais contre les francophones.

Le scrutin du 22 mai confirme les appréhensions d'Arthur Sauvé. Coincé dans ses positions et dépassé par les enjeux réels de cette campagne, Philémon Cousineau est emporté, et avec lui, presque tout son parti. Il perd son siège de Jacques-Cartier par une humiliante majorité de 1 300 voix en faveur de son adversaire libéral et des circonscriptions conservatrices comme Joliette, Terrebonne et Laprairie reviennent aux libéraux. La majorité passe de 63, qu'elle était au scrutin précédent, à 75 députés. Seuls six députés de l'opposition, dont seulement trois francophones, survivent au raz-de-marée libéral : Arthur Sauvé dans Deux-Montagnes, élu sans opposition, Narcisse Turcotte au Lac-Saint-Jean, Pierre D'Auteuil dans Charlevoix, Denis Tansey dans Montréal—Sainte-Anne, Charles Ernest Gault dans Montréal—Saint-Georges, Charles Allan Smart dans Westmount, ces deux derniers aussi élus sans opposition. Le colonel Smart étant au front, seuls cinq députés occuperont les banquettes de la gauche au cours de la session.

Ébranlée, cette opposition décimée refait ses rangs autour de Sauvé. Désigné chef parlementaire à titre intérimaire pour cette première session, le député de Deux-Montagnes demeurera leader de son parti au cours des treize années suivantes.

On compte 27 nouvelles figures dans la nouvelle Assemblée législative, parmi lesquelles Athanase David et Hector Laferté. Les députés doivent aussi élire un nouveau Président, car le très digne Cyrille Delâge a quitté l'arène parlementaire et occupe, depuis le 13 avril 1916, le poste de surintendant de l'Instruction publique. À l'ouverture de la première session de la législature, le 7 novembre, Antonin Galipeault, ci-devant Vice-Président de la Chambre, accède au titre de Président.

 

La nouvelle session

La session est ouverte par le lieutenant-gouverneur Pierre-Évariste Leblanc, lui-même ancien chef de l'opposition conservatrice qui, comme Sauvé, s'était retrouvé naguère à la tête d'une bien maigre opposition parlementaire4. L'ironie de la politique conduit parfois des lieutenants-gouverneurs à diriger en théorie des gouvernements dont ils ne partagent pas la sensibilité. Mais Leblanc est un homme de principes, conscient des devoirs de sa charge qu'il assume avec diligence et neutralité.

Outre les politesses d'usage et les nouvelles de la guerre, le discours du trône annonce le programme du gouvernement : on poussera plus avant la politique des bonnes routes, la construction des barrages hydroélectriques et la colonisation des terres neuves. La protection des forêts, le développement des mines et l'instruction publique seront les priorités du gouvernement. De plus, après la guerre, le Québec doit s'attendre à une vague sans précédent d'immigration et le gouvernement entend faire profiter la province de ce flux migratoire.

Le débat sur l'Adresse en réponse au discours du trône, habituellement si copieux, ne dure cette fois qu'une journée. C'est à Hector Laferté, le jeune député de Drummond, que revient l'honneur de présenter la traditionnelle réponse de l'Assemblée au discours du trône. C'est pour lui le début d'une longue carrière parlementaire qui s'étendra sur plus d'un demi-siècle5. On le sent prudent et bien conseillé lorsqu'il évoque avec une subtile diplomatie la crise nationale qui secoue les deux Canadas. Arthur Sauvé, le nouveau chef de l'opposition, lui donne la réplique, parlant de l'adversité à laquelle son parti a su bravement résister. Le premier ministre se contente de répondre que le Parti conservateur a perdu les élections par sa faute et que le gouvernement libéral est fier de voir tant de nouvelles figures aux pupitres de l'Assemblée. Puis, l'Adresse est votée sans plus de discussions. Et la Chambre s'attaque tout de suite à son menu législatif.

 

La question des écoles ontariennes et l'avenir du Canada français

Conscient de l'aspect délicat du dossier, le gouvernement n'a nullement l'intention d'amener le sujet des écoles ontariennes sur le parquet de la Chambre. Pendant toute la session, cette question hante pourtant les coulisses de l'Assemblée législative : même lorsque l'on n'en parle pas, on y pense toujours.

Dès le 10 novembre, Sauvé fait une sortie contre un article du Devoir qui lui reproche quelques-uns de ses propos tenus au cours de la session précédente sur le bill Galipeault. « Je ne permettrai pas, dit-il, que sur des sujets aussi brûlants, on me prête des sentiments que je n'ai pas. » Sauvé surveille la moindre réaction des libéraux sur ce point. Le 22 novembre, il demande au gouvernement s'il a reçu des demandes de subventions pour soutenir les écoles françaises de l'Ontario. « Non », répond laconiquement le premier ministre. Manifestement, constate-t-on, les déclarations ministérielles sur ce sujet sont aussi courtes en Chambre qu'elles étaient longues et ardentes sur les estrades pendant la campagne électorale.

À la fin de la session, le gouvernement fait adopter le bill 41, accordant la somme considérable de 1 000 000 $ au Fonds patriotique canadien, pour bien marquer l'appui du Québec à l'effort de guerre des pays alliés. Cette Fondation vient en aide aux familles des soldats qui se battent en Europe. Le 18 décembre, le jeune député de Terrebonne, Athanase David, fait son premier discours à l'Assemblée et démontre déjà un indéniable talent oratoire et politique. Il réussit à faire un discours à la fois loyaliste et patriotique où il se porte brillamment à la défense de la langue française.

[...] Il s'agit de défendre non pas le territoire français auquel des souvenirs impérissables mais lointains nous rattachent, mais la langue française à laquelle nous tenons par toutes les affinités de notre être, à laquelle nous restons attaché et que nous parlerons malgré les luttes, malgré la force, malgré les lois, tant et si longtemps qu'il nous restera assez de fierté nationale pour nous réclamer de nos origines.

 

Parlant le lendemain, Arthur Sauvé adresse ses félicitations au jeune député de Terrebonne. Mais le combat pour la résistance sera long. Victorieuse après la guerre, croit le chef de l'opposition, l'Angleterre sera plus impérialiste que jamais, et le Canada français devra accroître son influence et développer ses appuis pour assurer sa survivance et son progrès (séance du 19 décembre).

L'étude des crédits pour l'Instruction publique ranime encore le débat. Sauvé signale les carences dans l'inspection des écoles et dans la qualité des conférences pédagogiques données aux institutrices. Il dénonce le fait que dans la région du Pontiac, à la frontière de l'Ontario, des écoles dites bilingues sont en fait unilingues anglaises et contribuent à l'assimilation des enfants dans cette région. C'est une infamie, déclare le chef de l'opposition. Puis, un débat s'amorce enfin sur les écoles d'Ontario, Sauvé déclarant que le bill Galipeault à Québec et la motion Lapointe à Ottawa n'ont été que de la poudre lancée aux yeux des Québécois par le Parti libéral à des fins purement partisanes et électoralistes.

Aux attaques de l'opposition, Gouin répond en défendant la sincérité du patriotisme de son parti. Il affirme avoir été réélu grâce à ses réalisations et reproche au chef de l'opposition de revenir sur le résultat des élections avec de mauvais arguments et d'être un mauvais perdant. Le Parti libéral, réplique Sauvé, se gargarise de patriotisme pendant les périodes électorales et, pendant la session, pactise avec les corporations qui menacent notre survivance.

 

Le fonds patriotique

Pour bien marquer la volonté du Québec de participer activement à l'effort de guerre, le gouvernement fait voter, avec le bill 41, une nouvelle participation de 1 000 000 $ au Fonds patriotique canadien. La contribution porte à près de 3 000 000 $ les sommes votées par le Québec à cette fin depuis 1914. Ce fonds doit servir à soutenir financièrement les familles dont un membre sert au front. Par ce nouveau témoignage de solidarité envers la cause alliée, le gouvernement québécois souhaite répondre aux anglophones qui doutent de l'ardeur des Canadiens français dans cette guerre et les convaincre de ne plus ostraciser la langue française. Athanase David prononce sur cette question un important discours aux nobles accents qui appelle à la réconciliation (séance du 18 décembre).

 

Les finances publiques

Le 16 novembre, le trésorier Walter George Mitchell présente son troisième discours sur le budget. Jamais depuis 40 ans, affirme Gouin, un gouvernement n'a présenté son budget si tôt en session. On affiche fièrement un surplus de 370 000 $ sur un budget global de 10 000 000 $.

Malade, Charles Ernest Gault, le critique financier de l'opposition, met une semaine à répondre au trésorier. En ces temps de guerre, il appelle de sévères restrictions de dépenses, critique l'inquiétante augmentation du coût de la vie et croit nécessaire d'établir un véritable rationnement alimentaire. Chez les ministériels, on trouve la réplique bien anémique. Il est vrai que l'opposition questionne peu le détail des subsides, car dès la première séance du comité, on adopte 155 crédits!

L'impôt sur les successions est l'une des principales sources de revenus de la province à cette époque. Le bill 12, qui modifie les droits sur les successions, fait l'objet de débats qui révèlent la pression des hommes d'affaires. Ces derniers veulent éviter une double perception des droits sur les grandes fortunes au Québec et en Ontario (séance du 15 décembre).

 

L'agriculture, l'inflation et le coût de la vie

Si les finances publiques se portent bien, les familles sont de plus en plus confrontées à l'augmentation des prix et du coût de la vie en général. La guerre, tout en faisant tourner l'économie à plein régime, provoque une spirale inflationniste qui ne se limite pas qu'aux villes. Même dans les campagnes, le prix des produits agricoles en forte demande augmente ainsi que celui des outils et des produits de première nécessité. La guerre a aussi diminué la main d'œuvre agricole, explique le ministre J.-É. Caron, et l'Europe ne peut plus exporter de denrées agricoles. Il dénonce certains propriétaires spéculateurs qui, aux Etats-Unis, entreposent des céréales et d'autres produits dans leurs entrepôts frigorifiques.

Pour que le Québec améliore sa production agricole, le gouvernement investit dans le développement de la science agronomique. Les conférences auprès des cultivateurs, l'aide aux cercles et sociétés agricoles sont au programme du ministre. Mais la politique gouvernementale essuie néanmoins quelques critiques, au sein même de la profession des agronomes (séance du 5 décembre).

De son côté, le chef de l'opposition se plaît à rappeler la contribution du gouvernement conservateur d'Ottawa en faveur, dit-il, des agriculteurs du Québec. Il appelle aussi de ses vœux la création d'un crédit agricole qu'il associe aux efforts coopératifs d'Alphonse Desjardins dans le domaine des caisses de crédit. Il est encore trop tôt pour établir un tel programme, répond le ministre (séance du 19 décembre).

 

La colonisation

Quelques bills sont présentés pour ouvrir de nouvelles zones à la colonisation, même dans des secteurs d'occupation plus ancienne. De son côté, le député conservateur du Lac-Saint-Jean, Narcisse Turcotte, plaide pour que le gouvernement améliore le sort des colons établis sur des terres éloignées. Le problème des communications et des chemins de colonisation est particulièrement grave, considère-t-il, et les débats lui donnent l'occasion d'interpeller le ministre Honoré Mercier fils à ce propos (séance du 28 novembre).

Le 14 décembre, Arthur Sauvé prononce un long discours sur la colonisation comme fer de lance de l'élan patriotique; Narcisse Turcotte le relaie le lendemain pour parler d'immigration. La vie et le sort des colons vont demeurer encore longtemps un domaine privilégié des débats de l'Assemblée. C'est d'ailleurs l'époque où le public découvre dans les pages de Maria Chapdelaine, de Louis Émond, une émouvante évocation de la vie des colons canadiens-français.

 

L'automobile

La voirie devient désormais un sujet récurrent de débats. En 1916, le gouvernement porte à 20 000 000 $ la capacité d'emprunt du gouvernement pour le développement d'un réseau routier. L'adoption du bill 16 sur les véhicules-moteurs constitue aussi un signe des temps, car il consacre la place de plus en plus grande qu'occupe déjà l'automobile dans la vie des Québécois. En 1916, le Québec compte 14 000 automobiles et 150 garages. La mesure gouvernementale se situe dans la logique de la politique des bons chemins; entre autres, elle établit les tarifs d'immatriculation, fixe les limites de vitesse (entre 15 et 25 km/heure) et sanctionne la conduite en état d'ébriété.

Outre ce projet de loi, les nombreuses questions et demandes de documents relatives à la voirie et aux automobiles, au cours de la session, démontrent l'importance grandissante de cette réalité nouvelle.

 

Les femmes et le Barreau

En décembre, le député de Dorchester, Lucien Cannon, tente de nouveau de faire adopter un bill visant à admettre les femmes au Barreau. Il a présenté le même bill au début de l'année, lors de la session précédente. Comme l'Assemblée s'est largement transformée depuis le dernier scrutin, il espère que le souffle de la modernité va enfin atteindre les consciences. Malheureusement, comme en février, son bill est de nouveau rejeté par une seule voix de majorité6.

 

Alcool et cinéma

La loi des licences (permis de vente d'alcool) est un autre point qui ne fait pas l'unanimité au Québec. Les tenants de la prohibition et ceux de la vente libre de bière et d'alcool s'affrontent. En présentant le bill 18, le trésorier W. G. Mitchell fait un exposé sur la question (19-21 décembre). Le gouvernement s'oriente vers une position de compromis en refusant d'imposer la prohibition, mais en exigeant un sévère contrôle des détenteurs de permis et en limitant leur nombre. Il préfère en somme la tempérance à la prohibition. La loi prévoit aussi des dispositions concernant le jeu, le spectacle et les courses. Ce sont de nouvelles taxes qui affecteront les plus pauvres, croit l'opposition; ce bill est une véritable licence accordée au vice, déclare Sauvé.

La vertu du chef de l'opposition trouve aussi à s'exprimer à propos du bill 34 sur le cinéma. Des pouvoirs sont accordés au Bureau de censure pour autoriser les « exhibitions de vues animées » et des taxes devront désormais être versées au gouvernement. Le Bureau est trop laxiste, affirme Sauvé, et les salles de cinéma sont des lieux de scandales, dit-il, le 20 décembre.

 

Un avenir incertain

La session prend fin le 22 décembre. Le contexte de guerre et la faiblesse numérique de l'opposition auront contribué à faire de la session de l'automne 1916 l'une des moins animées de cette époque. Le premier ministre Gouin peut être satisfait, car il a su éviter habilement une fois de plus les écueils de la crise nationale. Pourtant, l'horizon politique ne s'éclaircit pas, la « Grande Guerre » maintient une lourde pression sur les Alliés et contribue à augmenter les tensions. Avant longtemps, les deux Canadas se retrouveront à une croisée des chemins.

 

Critique des sources

Une forte majorité libérale

Même si plusieurs journaux anglophones du Québec sont contrôlés traditionnellement par le Parti conservateur, il n'en demeure pas moins que le Parti libéral est au pouvoir à Québec depuis 19 ans, jouissant depuis les dernières élections d'une majorité écrasante de 69 députés, alors que l'opposition n'est constituée que de six députés. La vie politique est donc empreinte de cette suprématie, puisque ce gouvernement demeure solidement en place. Pour survivre, les autres quotidiens conservateurs se doivent d'apprendre à composer avec les libéraux et à ménager le gouvernement. Les annonces et les contrats d'impression du gouvernement demeurent toujours une source de revenus appréciable pour les entreprises de presse. Pour éviter d'être totalement exclus de la liste des fournisseurs du gouvernement, les bureaux de rédaction de journaux reconnus comme conservateurs se font plus conciliants envers le gouvernement et consentent donc de plus en plus souvent à accorder quelques bonnes notes à ce dernier. Les dures années de guerre favorisent également ce climat de trêve entre les partis qui se reflète aussi dans la presse.

Cependant, une particularité de cette deuxième session de 1916 demeure le fait que, pour la première fois, le chef de l’opposition est un journaliste de profession. Arthur Sauvé qui, à l'occasion signait ses chroniques de son pseudonyme Arthur sincère, a travaillé entre autres au Monde canadien, à La Presse et à La Patrie. Il connaît donc bien le monde des journaux et de la presse en général. Il est d’ailleurs d’autant plus vigilant, sachant à quel point la politique partisane est présente dans les salles de rédaction. Rien de surprenant à le voir soulever des questions de privilège à propos de chroniques parues dans Le Devoir (10 novembre) et dans Le Soleil (27 novembre).

Le Devoir, le journal de Bourassa, s’impose comme un grand journal d’idées toujours indépendant des partis. Il a surpris bien des lecteurs en donnant son appui à Gouin pendant la campagne de 1916. Cela n'empêche aucunement le ministre Caron de protester contre un reportage du Devoir au sujet des crédits de l’Agriculture, le 7 décembre, mais, tout en faisant sa mise au point, il conserve un ton assez conciliant envers le quotidien nationaliste.

L’Action catholique qui s’est toujours opposée au gouvernement libéral baisse le ton en 1916. L’Église courtise alors les autorités politiques et souhaite un resserrement des lois contre l’alcool. Cette participation du clergé au lobby de la tempérance explique sans doute une certaine aménité de ton.

Le Soleil et Le Canada, toujours la voix du Parti libéral respectivement à Québec et à Montréal, ne sont pas favorables à la prohibition et le disent. De leur côté, les conservateurs ont toujours l’appui de L’Événement et de La Patrie. L’opposition dans la presse n’a plus la vigueur d’autrefois, car il faut composer avec les susceptibilités ministérielles pour conserver sa petite part du patronage et des contrats d’impression du gouvernement.

Le Réveil, qui n'existe que depuis le 27 décembre 1915, est un quotidien nationnaliste. Rédigé par Tancrède Marsil, celui-ci consacre toute son énergie à combattre dans son journal tout particulièrement le service militaire obligatoire, dont le spectre se fait de plus en plus présent, et la politique militaire du gouvernement.

Le Daily Telegraph de Frank Carrel est considéré par l'opposition comme l'organe du gouvernement dans la capitale. Ce quotidien souhaite rejoindre une clientèle plus populaire. C'est pourquoi il prend la défense de la classe ouvrière, à l'encontre du Chronicle qui exprime davantage les opinions de la bourgeoisie conservatrice. Trait fondamental de ce quotidien, il s'est toujours intéressé de près tant aux problèmes commerciaux qu'à l'embellissement de la ville de Québec.

En 1916, la Tribune de la presse se compose de dix-sept journalistes dont six représentent des journaux de langue anglaise7 :

Noël Chassé L'Événement
Alonzo Cinq-Mars La Presse
John A. Davis The Quebec Chronicle
Louis-Philippe Desjardins L'Action catholique, président
Valère Desjardins Le Canada
Jean-Baptiste Dumont Le Devoir
Louis Dupire Le Devoir
Joseph-Amédée Gagnon Le Quotidien
Eustache Letellier Le Soleil / Le Canada
Tancrède Marsil Le Réveil
William R. O’Farrell The Montreal Daily Mail / The Toronto News
Wilfrid E. Playfair The Montreal Daily Star
Damase Potvin La Patrie / L'Événement
Raoul Renault Le Franc Parleur
John Richardson The Montreal Herald and the Daily Telegraph
Abel Vineberg The Montreal Gazette
W. Werry The Daily Telegraph

 

Notes

1. Voir le texte du Règlement XVII, paru dans l'introduction de la session de 1915.

2. P.-A. Choquette, Un demi-siècle de vie politique, Montréal, Éditions Beauchemin, 1936, pp. 227-228.

3. Voir la 4e session de la 13e législature, 1916.

4. En 1904, les conservateurs n'avaient fait élire que sept députés et M. Leblanc était alors chef de l'opposition.

5. Les mémoires d'Hector Laferté couvrant la période 1936 à 1958 ont été publiées en 1998. Derrière le trône. Mémoires d'un parlementaire québécois 1936-1958, Sillery, Éditions du Septentrion, 1998, 463 p.

6. Sur cette question voir Gilles Gallichan, « Les vaines tentatives de Lucien Cannon », Les Québécoises et le Barreau. L'histoire d'une difficile conquête 1914-1941, Sillery, Éditions du Septentrion, 1999, pp. 37-59.

7. Le nom des correspondants parlementaires est tiré de : Les membres de la Tribune de la presse, liste chronologique, 1871-1989, Québec, Bibliothèque de l'Assemblée nationale, 1990, (s.p.), Coll. « Bibliographie et documentation », no 34.