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(Quinze heures deux minutes)
Le Président: À l'ordre! Nous allons nous
recueillir quelques instants. Veuillez prendre vos places.
La journée tragique du 8 mai 1984
Le Président
Le mardi 8 mai 1984 constitue désormais une des plus sombres
journées de l'histoire du parlementarisme au Québec. Tandis que
tous et chacun s'affairaient à leurs tâches quotidiennes et qu'une
commission parlementaire s'apprêtait à se réunir ici
même pour exercer une fonction qui fait intimement partie de notre
système démocratique, un individu armé a fait irruption
dans l'Hôtel du Parlement et, tirant à la mitraillette, s'est
rendu en cette salle de l'Assemblée nationale poursuivant son plan
diabolique.
En trois minutes approximativement, ce qui avait été
jusque-là une journée comme les autres est devenu un cauchemar.
Deux employés de l'Assemblée nationale: un messager, M. Camille
Lepage et un page, M. Georges Boyer, y laissèrent leur vie. Un
employé du Directeur général des élections, M.
Roger Lefrançois, qui se trouvait sur le parquet de l'Assemblée
nationale du fait que la commission des institutions allait étudier les
crédits budgétaires de l'organisme, a également
péri dans la fusillade.
Ces trois personnes avaient toutes quelque chose en commun: elles
occupaient des fonctions relativement anonymes dont elles s'acquittaient avec
conscience et dévouement. Sans elles et sans les personnes qui occupent
au sein de l'appareil de l'État des fonctions analogues, ni le Parlement
ni le gouvernement ne pourraient fonctionner. Le destin a voulu qu'elles se
trouvent là au moment où un acte insensé, avant-hier
encore inimaginable, fut commis.
Le deuil de leur famille est aussi le nôtre et celui de tous
celles et ceux qui croient profondément à la
supériorité d'une société ouverte et libre comme
celle-ci l'est et doit le demeurer. C'est pourquoi, depuis ce matin et
jusqu'après les funérailles, le drapeau du Québec flotte
à mi-mât sur l'Hôtel du Parlement, marquant ainsi à
la fois notre tristesse, mais aussi toute notre horreur face à
l'attentat dont elles ont été les victimes innocentes. La grande
famille que nous constituons tous adresse ses sympathies aux familles
immédiates de MM. Boyer, Lefrançois et Lepage.
D'autres personnes ont été blessées au cours de ces
minutes folles. Heureusement, leur état ne semble plus inspirer de
crainte. Nous prions tous pour qu'elles guérissent complètement
et rapidement.
Dans une situation affolante comme celle que nous avons connue hier,
plusieurs personnes, par de simples gestes, ont fait preuve d'un courage
exemplaire. Mais le sergent d'armes de l'Assemblée nationale, M.
René Jalbert, a fait preuve d'un courage exceptionnel allant bien
au-delà des exigences du devoir.
Grâce à lui, à sa présence d'esprit et
à son calme, l'individu qui avait fait irruption dans l'Hôtel du
Parlement et à la salle de l'Assemblée nationale a finalement pu
être maîtrisé. Il convient donc de lui rendre un hommage
tout particulier et de lui dire la fierté que nous éprouvons de
le compter parmi nous.
Enfin, ayant eu à les voir travailler de près, je veux
signaler la contribution exceptionnelle de la Sûreté du
Québec, de la police de la ville de Québec et des
gardiens-constables de l'Assemblée nationale qui, avec le sergent
d'armes, ont mené à terme l'opération
policière.
On me permettra, en terminant, de remercier toutes les personnes et tous
les groupes qui, dans un geste spontané de solidarité
démocratique, ont adressé à l'Assemblée, par mon
entremise, et aux familles des disparus des messages de sympathie. Dans de
telles circonstances, encore sous le choc des événements, il est
bon de sentir que des personnes se préoccupent suffisamment de nos
libertés et du sort des victimes pour poser un tel geste.
M. le premier ministre.
M. René Lévesque
M. Lévesque (Taillon): M. le Président, cette
journée d'hier, qui était tragique jusqu'à l'inconcevable
et qu'ont eu à subir tout particulièrement ceux et celles qui
étaient présents dans cet Hôtel du Parlement, se solde par
un très lourd bilan que nous ne connaissons que trop hélas!
Étant assuré de m'exprimer en notre nom à tous, à
mon tour, et en m'exprimant également à titre personnel, je tiens
tout d'abord à réitérer, moi aussi, nos plus
sincères condoléances aux familles, aux amis et aux
collègues de MM. Camille Lepage, Georges Boyer et Roger
Lefrançois qui sont les victimes innocentes de cette violence
inouïe et insensée. Je veux aussi assurer tous les blessés,
dont certains sont encore
dans un état sérieux à l'hôpital, de tous nos
voeux pour un prompt et complet rétablissement. Ces hommes et ces
femmes, dont certains travaillaient ici à l'Assemblée nationale
depuis longtemps, nous avions appris à les connaître pour les
avoir côtoyés régulièrement. Ils nous aidaient
à faire notre travail de député. Ils étaient du
nombre de celles et de ceux qui, quotidiennement, concourent au bon
fonctionnement de l'institution centrale de notre régime
démocratique. Il n'y a personne dans ce Parlement ni au gouvernement,
bien sûr, qui ne se sente pas concerné par ce qui leur est
arrivé et solidaire aussi de la tristesse ou encore de
l'inquiétude qui affligent leurs proches.
Parmi ces gens du Parlement, au nombre des acteurs involontaires de ce
drame, comme vous venez de l'évoquer -mais je crois qu'on peut le
répéter; ce sera répété longtemps,
d'ailleurs - il y a eu notre sergent d'armes, M. Jalbert, qui est avec nous
depuis une dizaine d'années maintenant. On lui connaissait
déjà bien des qualités d'efficacité, de tact, de
courtoisie, d'humour aussi, à l'occasion, mais hier, il nous a
révélé des qualités proprement
héroïques. Le mot a été employé, il n'est pas
trop fort, et tout le monde est unanime à le reconnaître. Par sa
présence d'esprit, son sang-froid absolument extraordinaire, son sens du
devoir et des responsabilités et un souci qui va au-delà de
l'accomplissement normal de la tâche de la protection d'autrui, il a fait
dévier le cours de cet événement. Il a sans doute
évité que cela ne tourne encore davantage au tragique.
L'Assemblée nationale est unanime - on l'a vu, il y a quelques instants
- pour saluer le courage exemplaire de M. Jalbert et le remercier au nom de
tous de ce qu'il a fait pour les siens. Je suis sûr aussi que c'est
unanimement que nous trouverons bientôt une façon plus marquante
et plus durable de concrétiser nos sentiments à son endroit.
Je souligne à mon tour, comme vous l'avez fait, M. le
Président, que parmi ceux qui méritent aussi notre reconnaissance
pour leur bravoure et leur efficacité, il faut souligner le travail
remarquable accompli par les agents réguliers et aussi par la brigade
tactique de la Sûreté du Québec de même que par les
policiers de la ville. On doit reconnaître également que compte
tenu des circonstances, les gardiens-constables de l'Assemblée ont fait
tout ce qu'ils pouvaient pour remplir leur devoir, et on sait à quel
point cela a dû être difficile et éprouvant.
En conclusion, très brièvement, je voudrais vous faire
part, dans un contexte qui, pour une fois, se prête plus à un peu
de réflexion qu'à un débat, de certaines interrogations
qu'il est impossible de taire en ce moment. Il y a quelques jours, une couple
de semaines, nous étions quelques-uns à être bloqués
dans la circulation à Londres, pendant une heure et demie, deux heures,
au moment de l'affaire libyenne dont tout le monde a entendu parler. Deux jours
après, toujours à Londres, à l'aéroport cette fois,
une bombe faisait à son tour des victimes. On se disait qu'on avait de
la chance de ne pas vivre aussi dangereusement que cela au Québec.
Seulement, on avait ajouté, entre nous: Touchons du bois!
Nous savons qu'aucune société, nulle part dans le monde,
n'est plus complètement à l'abri. Il faut se demander si
hélas! ni la première ni la seule, notre société
québécoise, entre autres choses, n'aurait pas inconsciemment
développé, à un degré qui commence à faire
peur parfois, une valorisation évidemment très ambiguë,
fondamentalement honteuse mais non moins réelle de la violence comme
mode de règlement des conflits, même comme mode d'expression
parfois.
On en avait, hélas! - il y a une forme de contagion
là-dedans - un autre exemple ici même dans la ville de
Québec ce matin, pour ceux qui ont appris les détails de ce qui
s'est passé à la fin de la nuit. Parallèlement, est-ce
qu'on n'a pas tendance aussi chez nous - c'est vrai ailleurs - à
entretenir ou, en tout cas, à laisser entretenir un mépris de
plus en plus marqué pour nos institutions et pour ceux et celles qui
sont appelés à les animer? Évidemment, les hommes et les
femmes politiques ne sont pas exempts de défauts ni soustraits à
la critique. Cela, nous le savons. Bien au contraire, je suis sûr que
nous sommes les premiers conscients de cela. Mais cette double tendance que
j'évoque et qui est très réelle, qui conduit d'une part
à valoriser la violence, même inconsciemment, et à
dévaluer le débat et tout le processus politique, est-ce que cela
ne fait pas courir un danger très grave à nos institutions
-potentiellement, en tout cas - un danger dont les tragiques
événements d'hier ne seraient qu'un triste épisode?
Ce qui m'amène forcément un seul instant à la
question qui revient toujours de façon obsédante, chaque fois que
l'institution parlementaire se voit perturbée par des actes violents,
soit la question de la sécurité. Il est évident - vous
l'avez dit vous-même hier, M. le Président - que dans aucun
Parlement démocratique, de ceux que l'on connaisse en tout cas, on n'a
trouvé jusqu'à présent la recette qui soit vraiment
à toute épreuve si un Parlement doit en même temps demeurer
démocratique. Mais une chose certaine, même si la vie des
parlementaires et des gens de leur entourage a strictement le même prix
inestimable que celle de tous les autres citoyens, le Parlement, lui, qui est
le symbole même de la démocratie, doit pouvoir compter sur assez
de protection pour qu'il puisse remplir son rôle avec le
maximum possible de sérénité. Évidemment,
c'est un équilibre qui n'est jamais facile à trouver. En fait,
cela nous rappelle tout simplement notre devoir fondamental de construire une
société de plus en plus - et de plus en plus sûrement -
fondée sur le respect des autres et sur la non-violence. Je dis bien
"constuire" parce que cela a déjà été dit et cela
reste toujours vrai.
La vraie démocratie n'est jamais une chose acquise, elle doit
être méritée, d'une certaine façon regagnée
et consolidée tous les jours; elle doit être respectée
aussi. Espérons, en tout cas, que la journée d'hier nous aura
rendus plus conscients de l'inutilité, de l'absurdité et de
l'inhumanité de la violence comme moyen d'expression dans une
société civilisée.
Le Président: M. le chef de l'Opposition.
M. Gérard D. Levesque
M. Levesque (Bonaventure): M. le Président,
l'Assemblée nationale du Québec vient de vivre des heures
extrêmement tragiques et difficiles. Les événements
survenus hier, le mardi 8 mai 1984, seront sans doute gravés dans notre
mémoire fort longtemps, sinon pour toujours.
En ce lendemain, marqué par la tristesse et la consternation,
nous devons d'abord penser aux pertes de vies humaines qui ont
résulté de cet horrible drame. Trois personnes ont trouvé
une mort violente ici même, à l'intérieur de notre
Parlement, dans l'exercice de leurs fonctions. Trois personnes, qui
étaient venues, comme à l'accoutumée, assister les
parlementaires dans leur travail sont tombées, victimes innocentes d'une
fusillade aussi absurde qu'insensée. Ce sont: MM. Georges Boyer, du
service des pages de l'Assemblée nationale, Camille Lepage, un des
messagers de l'édifice parlementaire principal et Roger
Lefrançois, un employé du Directeur général des
élections.
Au nom de mes collègues de l'Opposition, au nom du chef de notre
parti, M. Robert Bourassa, et en mon nom personnel également, je tiens
à exprimer mes plus sincères condoléances aux trois
familles qui ont été cruellement éprouvées par la
perte d'un être cher lors de ces événements.
Nous savons tous, hélas, que treize autres personnes ont
été blessées, dont certaines grièvement. Nous leur
offrons bien sincèrement toute notre estime en même temps que nous
formulons à leur endroit le souhait d'un rétablissement prompt et
complet.
Il convient, dans les circonstances, de signaler, comme on l'a fait il y
a quelques instants, M. le Président, le courage, le sang-froid et le
sens du devoir dont a fait preuve le sergent d'armes de l'Assemblée na-
tionale, M. René Jalbert. Sans son intervention tout à fait
remarquable, il y a lieu de croire que le bilan d'hier aurait encore
été plus lourd.
Je veux m'associer au premier ministre et à vous, M. le
Président, pour remercier tous ceux et celles qui ont apporté
leur contribution dans ces heures tragiques: les corps policiers, les gardiens,
les ambulanciers et tous les autres.
M. le Président, qu'on le veuille ou non, cela soulève la
question de la sécurité à l'Assemblée nationale
pour les députés et pour le personnel. C'est une question fort
préoccupante que nous ne pouvons résoudre aujourd'hui, en cette
journée de deuil, mais qu'il faudra bien aborder aussitôt que
possible. Nous aurons, pour notre part, comme notre devoir nous l'impose,
à revenir, au cours des prochains jours, au problème de la
sécurité à l'Assemblée nationale.
J'aimerais, en terminant, inviter les membres du personnel de
l'Assemblée à continuer courageusement leur travail et je
réitère, au nom de ma formation politique et, j'en suis
sûr, au nom de tous, nos plus sincères et plus vives
condoléances à tous ceux et celles qui ont été
éprouvés dans cette terrible tragédie.
Le Président: M. le leader du gouvernement.
Ajournement en signe de deuil
M. Bédard: M. le Président, étant
donné les événements tragiques qui se sont
déroulés ici à l'Assemblée nationale hier, en signe
de deuil et par respect pour les victimes de ce drame, je propose l'ajournement
des travaux de l'Assemblée nationale au mardi 15 mai, à 14
heures.
Le Président: Est-ce que cette motion est
adoptée?
Une voix: Adopté.
Le Président: L'Assemblée nationale ajourne donc
ses travaux au mardi 15 mai, à 14 heures.
(Fin de la séance à 15 h 20)