Par Nicholas Toupin
Trame historique
En 1942, l’issue
de la Deuxième Guerre mondiale, qui fait rage en Europe depuis 1939, est
incertaine. Alors que les Allemands s’enlisent en Russie à la suite de
l’opération Barbarossa1 du 22 juin 1941, les Japonais entrent dans le conflit en attaquant la base
navale américaine de Pearl Harbor le 7 décembre. Le Canada fait ainsi face à un
nouvel ennemi et coopère avec les États-Unis pour assurer la défense du
continent.
À Québec, la
guerre affecte profondément la vie parlementaire. Les paroles, prononcées par
Jacques Dumoulin, représentant libéral de Montmorency, reflètent les
préoccupations des députés de l’Assemblée législative en 1942 :
Depuis 100 ans, le Canada avait
été soustrait aux épreuves de la guerre. Le Canada, jusqu’ici, assuré contre
les menaces d’invasion, doit maintenant préparer la défense de son sol. Notre
sol a été épargné, et c’est avec une
certaine curiosité que, dans nos heures de loisir, nous relisions de
sanglants récits de bataille. Mais les nations totalitaires sont venues. Les
événements survenus depuis la dernière session en Chambre nous amènent à
constater douloureusement que les océans ne sont désormais plus des barrières
pour les nations en raison des incessants progrès d’une science meurtrière, et
l’avidité féroce de ces dernières nous ont infligé un dur éveil. Certes, nous
prions tous pour que nous soyons épargnés des horreurs qui ne sont pas ménagées
au reste des peuples. Mais, sur ce point essentiel, nos espérances et nos vœux
ne suffiront pas à conjurer le péril. (25 février)
En effet, la menace nazie est à nos
portes et, même si les autorités canadiennes tentent de minimiser le phénomène,
on sait que depuis le mois de janvier 1942, des sous-marins allemands viennent
chasser près des côtes canadiennes2.
Les craintes d’une invasion,
ajoutées à la nécessité de porter secours à l’Angleterre, incitent le
gouvernement fédéral à prendre des mesures additionnelles pour accroître
l’effort de guerre. Si la Loi de la mobilisation des ressources nationales
(1940) entraîne le service militaire obligatoire pour la sauvegarde du
territoire national, le volontariat demeure la politique des autorités
canadiennes pour le service à l’étranger.
Ce sont les libéraux de Mackenzie
King qui, à Ottawa, gouvernent avec la presque totalité de la députation
québécoise (61 sièges sur 65 lors des élections de 1940). L’opposition
conservatrice est, quant à elle, désorganisée. Elle n’a que 40 députés dont un
seul représentant au Québec. Leur chef, Arthur Meighen, n’arrive même pas à se
faire élire lors d’une élection partielle, tenue dans la circonscription de
York South, le 9 février 1942. Richard Burpee Hanson est, dans les
circonstances, le chef intérimaire de l’opposition officielle conservatrice à
la Chambre des communes. Contrairement à leurs adversaires libéraux, ils
appuient ouvertement l’enrôlement obligatoire pour aller combattre en Europe.
L’opinion publique canadienne est
divisée sur cette question. D’une part, les francophones rejettent majoritairement
toute idée de recourir à la conscription des forces armées à des fins
d’intervention outre-mer. À l’inverse, les Canadiens anglais sont massivement
favorables à l’idée du service militaire obligatoire hors frontières. Devant
une opposition conservatrice, dont les discours soutiennent le recours à la
conscription générale obligatoire, le Parti libéral fédéral – qui a gagné les
élections de 1940 en promettant de ne jamais recourir à la conscription – doit
prendre position. La solution du gouvernement de Mackenzie King est de sonder
la population par le biais d’un plébiscite.
Le 22 janvier 1942, dans le
discours du trône à Ottawa, la question suivante est présentée aux Canadiens :
« Consentez-vous à libérer le gouvernement de toute obligation résultant d’engagements
antérieurs restreignant les méthodes de mobilisation pour le service militaire
? » Par cette formule, l’administration King demande à l’ensemble des
Canadiens d’être déliée de la promesse électorale faite essentiellement aux
Québécois.
Dans la foulée de l’annonce du
plébiscite, un mouvement qui se veut non partisan est créé en janvier 1942.
Intitulé la « Ligue pour la défense du Canada », le mouvement
regroupe diverses personnalités politiques et journalistiques, dont Maxime
Raymond, André Laurendeau, Georges Pelletier et Jean Drapeau. Fortement opposés
à la conscription3,
ces derniers encouragent la population québécoise à voter "non" au
plébiscite fédéral. Leur manifeste, publié en février dans le journal Le
Devoir4,
fournit des arguments qui concilient patriotisme et anticonscriptionnisme5.
L’importance de la Ligue dans le paysage politique québécois est indéniable.
Leurs membres soutiennent et défendent notamment la motion à caractère
anticonscriptionniste présentée à l’Assemblée législative par le député de
Lotbinière, René Chaloult (18 mars). Plusieurs des dirigeants de la Ligue se
retrouveront au sein du Bloc populaire, un nouveau parti politique qui
sera fondé en septembre 1942.
Le plébiscite a lieu le 27 avril
1942 et le oui l’emporte. Fort de l’appui de 63,7 % de la population
canadienne, le gouvernement a désormais les coudées franches6.
Le Québec a toutefois voté massivement contre à 71,2 %. Pour ménager la
chèvre et le chou, le premier ministre du Canada emploie comme
slogan : La conscription si nécessaire, mais pas nécessairement la
conscription7.
Sur un autre flanc, l’économie
canadienne est à la fois orientée et stimulée par la guerre. La main-d’œuvre
agricole et ouvrière est mobilisée afin d’augmenter la production alimentaire
et industrielle. Les besoins des troupes alliées sont pressants et, pour
Ottawa, il est primordial que la production manufacturière n’accuse aucun
retard. Lorsqu’une grève éclate à l’usine d’aluminium d’Arvida, les autorités
fédérales réagissent. Comme l’explique Antonio Talbot, député unioniste de
Chicoutimi : « […] le gouvernement central, sans même consulter
le gouvernement de la province, a passé un ordre en conseil par lequel il
s’arroge le droit de faire intervenir la police ou l’armée quand il le voudra
dans le territoire des provinces sans la nécessité d’une autorisation
préalable. » (10 mars) Autrement dit, compte tenu de la situation
mondiale, la centralisation des pouvoirs à Ottawa est renforcée, ce qui,
conséquemment, réduit les prérogatives des provinces.
Certains hommes politiques
canadiens se sont éteints durant cette période. C’est le cas d’Ernest Lapointe,
ministre fédéral de la Justice et leader libéral du Canada français, et de
Raoul Dandurand, ancien président de la Société des Nations et sénateur
canadien8.
Pour succéder à Lapointe, comme bras droit dans le cabinet fédéral, Adélard
Godbout est approché par le premier ministre King, proposition qu’il décline se
considérant davantage utile comme chef du gouvernement provincial9.
Sur la scène culturelle québécoise,
deux artistes locaux, chacun à sa façon, se sont illustrés à l’extérieur du
pays. Il s’agit du jeune compositeur de 14 ans, André Mathieu, qui interprète à
New York ses propres concertos, de même que du peintre Alfred Pellan, dont l’exposition
new-yorkaise « attire l’attention des critiques »10.
C’est dans ce contexte que s’ouvre,
le 24 février 1942, la 3e session de la 21e Législature.
Le premier ministre Adélard Godbout cherche à rassurer la population québécoise
qui s’inquiète de l’application éventuelle de la conscription; et, comme de
juste, la participation canadienne à la guerre est l’un des sujets les plus
récurrents à l’Assemblée législative. Deux autres thèmes, à l’ordre du jour, se
rattachent à cette question du conflit mondial : l’unité nationale et
l’autonomie provinciale.
Les parlementaires
Depuis les élections générales du
25 octobre 1939 qui ont porté le Parti libéral au pouvoir, la composition de
l’Assemblée législative s’est quelque peu modifiée11.
En 1942, on dénombre 68 députés dans les rangs des libéraux, 17 chez les
unionistes, et un indépendant en la personne de Camillien Houde. Toutefois, en
vertu de la Loi des mesures de guerre, ce dernier demeure en détention, depuis
1940, à la suite de propos qu’il a tenus à l’encontre de la procédure
d’enregistrement du gouvernement fédéral.
Le président de l’Assemblée
législative est Bernard Bissonnette. Au cours de la session, le 12 mai 1942, il
sera remplacé par Valmore Bienvenue. Or, selon le président du Conseil législatif,
Hector Laferté, Bernard Bissonnette, désireux d’intégrer ses nouvelles
fonctions au sein de la magistrature, aurait voulu quitter son trône plus tôt12.
Godbout chercha à le retenir jusqu’à la fin de la session, mais en vain. Hector
Laferté, dans ses mémoires, mentionne également que le choix d’un remplaçant se
serait d’abord porté sur Léon Casgrain qui refusa le poste13.
À la suite d’élections partielles,
le 6 octobre 1941, les députés Dennis James
O’Connor et Jean-Paul Beaulieu succèdent respectivement à James
Walker Ross et à Alexis Bouthillier dans les comtés de Huntingdon et de
Saint-Jean-Napierville. D’autres
partielles ont lieu, le 23 mars 1942, en raison du décès de Joseph-Roméo
Toupin, député de Montréal-Saint-Jacques, et de la nomination au Conseil
législatif de Francis Lawrence Connors, de George Gordon Hyde et de Félix
Messier. Sont élus sous la bannière libérale : Joseph-Willie Robidoux,
Thomas Guerin, George Carlyle Marler et Claude Jodoin dans Richelieu-Verchères,
Montréal-Sainte-Anne, Westmount-Saint-Georges, et Montréal-Saint-Jacques.
Des changements s’opèrent également
au Conseil législatif. Sont décédés, en juin et en décembre 1941, Hector
Champagne et Martin Beattie Fisher. Entrent en fonction Wilfrid Bovey,
Jules-André Brillant, Francis Lawrence Connors, George Gordon Hyde, Félix
Messier et Robert R. Ness. Six nouveaux députés libéraux viennent donc
s’ajouter aux 13 déjà en fonction. Ainsi, sur les 24 membres du Conseil
législatif, seulement cinq ne sont pas du parti au pouvoir : quatre
unionistes et un conservateur, Thomas Chapais, qui occupe ce siège depuis 50
ans.
Absent depuis le début de la session pour des
raisons de santé, Wilfrid Girouard effectue un retour en Chambre le 9 avril
1942. Il sera nommé juge et son comté d’Arthabaska sera vacant (8 mai 1942),
tout comme celui de Bissonnette dans L’Assomption. Mais pour l’heure, en raison
de sondages défavorables, Godbout retarde la tenue d’élections partielles dans
ces deux comtés14;
elles n’auront finalement pas lieu et il faudra attendre les élections
générales de 1944 pour que de nouveaux députés y soient élus.
Deux acteurs importants de la scène
parlementaire sont absents durant plus de la moitié de la session. Maurice
Duplessis, le chef de l’opposition, est en convalescence dans le sud des
États-Unis après avoir subi une intervention chirurgicale. Il sera de retour en
Chambre le 22 avril. Ma santé, dit-il, n’est pas parfaite. « Elle
n’est pas encore ce qu’elle devrait être. Je dois dire qu’au point de vue de ma
santé physique, je suis un peu comme le gouvernement : je ne suis pas
mort, mais pas fort. La différence qu’il y a entre lui et moi cependant, c’est
que moi j’en regagne constamment tous les jours, alors que lui, au contraire,
en perd chaque jour. » En son absence, c’est Onésime Gagnon, député de
Matane, qui assume « avec sagesse et habileté15 »
le rôle de chef intérimaire de l’opposition. Le second à avoir manqué une bonne
part des débats est Télesphore-Damien Bouchard, le ministre des Travaux publics
et de la Voirie. Il ne revient que dix jours avant la clôture de la session,
soit le 19 mai.
Deux belles preuves d’amitié
extraparlementaire sont relatées lors de leur hospitalisation respective. Selon
l’historien Conrad Black, Godbout, au chevet de Duplessis, « […] lui dit
que, affranchi de sa passion pour l’alcool, vice que Godbout ne connaissait que
trop bien, Duplessis pourrait être un "grand homme dans l’avenir de la
province"16. »
Bouchard, quant à lui, se réjouit que le chef de l’opposition lui ait rendu
visite « en ami et en camarade » durant sa maladie. (19 mai)
Les chefs et leur parti
Deux partis politiques sont
représentés à l’Assemblée législative en 1942 : le Parti libéral et
l’Union nationale. Le premier est très lié au Parti libéral fédéral de
Mackenzie King qui joua un grand rôle dans la victoire électorale du
gouvernement Godbout le 25 octobre 193917.
Durant la campagne électorale de
1939, les discours anticonscriptionnistes des ministres québécois fédéraux,
Ernest Lapointe et Pierre Joseph-Arthur Cardin en tête, avaient davantage fait
écho auprès de l’électorat de la province que les propos de Duplessis contre la
conscription. Car les libéraux ne traînaient pas le lourd passé du Parti
conservateur fédéral qui eut recours à l’enrôlement obligatoire lors de la
Première Guerre mondiale.
Une bonne part de l’opinion
publique québécoise s’était donc convaincue qu’en votant libéral elle dotait la
province d’un rempart contre la conscription. En octobre 1939, les engagements
de Godbout à ce sujet avaient été catégoriques :
Comme chef du Parti libéral de la
province de Québec, je vous affirme avec toute la force dont je suis capable
que le gouvernement d’Ottawa ne décrétera pas la conscription militaire tant
que vous laisserez la politique libérale diriger vos destinées. Et si mes
paroles ne sont pas assez vigoureuses, si vous pensez qu’elles sont peut-être
dictées par les circonstances, je m’engage sur l’honneur, en pesant chacun de
ces mots, à quitter mon parti et même à le combattre, si un seul Canadien français,
d’ici la fin des hostilités en Europe, est mobilisé contre son gré, sous un
régime libéral18.
Durant les débats de 1942,
l’opposition unioniste ne manque pas de rappeler ce discours au premier
ministre. Elle critique également le soutien quasi inconditionnel que Godbout
accorde au gouvernement fédéral lorsqu’il est question de l’effort de guerre.
Duplessis reproche au premier ministre de liquider un à un les pouvoirs
provinciaux.
Duplessis continue de se
positionner comme le champion de l’autonomie : «
L’autonomie est le droit et le privilège pour les provinces
de s’administrer elles-mêmes au moyen des lois passées par leur Législature.
Mais, il ne faut pas cependant oublier que l’autonomie, c’est le privilège
précieux qui nous est donné à nous, minorité, de nous administrer soi-même [sic]
par des lois que nous faisons nous-mêmes, suivant nos traditions, nos
intérêts. » (22 avril)
La question de la survivance est
particulièrement chère aux unionistes qui font couramment le lien entre
l’autonomie provinciale et la survie de la « race »
canadienne-française. Pour Duplessis : « Le bon sens même indique que
la conservation de notre autonomie est essentielle à notre survivance, à notre
prospérité, à la sauvegarde de l’unité nationale et à notre progrès dans le
développement de nos destinées. » (22 avril) Plus encore, de l’avis de
Joseph-Henri-Albiny Paquette, député de Labelle, le rôle du premier ministre
Godbout « n’est pas de régler les différends internationaux, mais
bien de sauver la race ». (11 mars)
En Chambre, libéraux comme unionistes prêchent
majoritairement contre l’idée du service militaire obligatoire à l’étranger. Le
gouvernement Godbout est toutefois dans une situation où il doit répondre aux
demandes d’Ottawa tout en évitant d’isoler le Québec des autres provinces
canadiennes. Redevable envers le premier ministre King d’être au pouvoir, il
est difficile pour Godbout de s’opposer aux exigences fédérales. Selon le
politologue Vincent Lemieux : « […] dans un Québec où les enjeux fédéraux
prévalent encore sur les enjeux provinciaux, […] l’alliance entre les deux
gouvernements libéraux, durant les années de guerre, dessert les libéraux
provinciaux, alors que la rivalité avec un gouvernement conservateur les avait
servis au moment de la Première Guerre mondiale19. » L’indécision de Godbout à ce sujet est perceptible au lendemain du plébiscite, lorsqu’il déclare : « Je n’ai rien à dire pour le moment20. »
Le premier ministre demeure
préoccupé par la guerre et, dans ses discours, il souhaite ardemment une
victoire alliée. Cette attention constante à l’effort de guerre lui vaut
certains reproches de la part des unionistes. Selon Albiny Paquette :
Le gouvernement actuel devrait
commencer par s’occuper des affaires de la province, avant de s’occuper des
affaires d’Ottawa. Là-bas, il se trouve des gens pour voir aux affaires de la
guerre et pour régler les problèmes fédéraux. Le gouvernement provincial n’a
pas à sortir de la province pour trouver des problèmes à régler. (11 mars)
Or, sur la question du service
militaire obligatoire, la ligne de parti n’est pas toujours suivie par les
députés. Plusieurs se donnent la liberté d’exprimer leur opinion personnelle.
Chez les libéraux notamment, en dehors de la Chambre, une douzaine de députés
et trois ministres (Oscar Drouin, Léon Casgrain et Wilfrid Hamel) suggèrent à
leurs électeurs de voter non au plébiscite21.
Godbout soutient que la question relève du fédéral et il lui faudra trois
réunions de caucus pour rallier ses troupes22.
Une communauté d'opinion unit davantage les membres de l'opposition.
En ce qui a trait aux politiques
gouvernementales, les libéraux prônent un engagement accru de l’État dans les
sphères sociales. À l’opposé, l’Union nationale est davantage en faveur d’une
intervention étatique limitée. Les positions des deux partis en matière
d’éducation expriment particulièrement bien ce contraste. Bien qu’ils
reconnaissent les mérites passés du clergé, les libéraux soutiennent que le
corps professoral doit faire plus de place aux laïcs. Ils demandent également
un enseignement plus « pratique », c’est-à-dire qui facilite la
préparation au marché du travail. Ils veulent finalement qu’une place
grandissante soit accordée à l’apprentissage de l’anglais.
Chez les unionistes, les réformes
de l’éducation sont mal vues. La responsabilité première de l’État est de
financer le système; l’enseignement doit principalement échoir au clergé qui
collabore déjà avec le gouvernement. Jean-Paul Beaulieu, député de
Saint-Jean-Napierville, déclare : « Dans ce domaine, l’État n’a aucun
droit et un seul devoir : payer! » (7 avril) Pour ce qui est de
l’enseignement de l’anglais, les avis divergent quelque peu, mais il en ressort
que cet apprentissage ne doit pas se faire au détriment du français.
Sur le plan de la rhétorique, les
discours des politiciens sont teintés par la situation mondiale. Les allusions
à Hitler ne manquent pas. Il n’est pas rare que l’on compare les politiques de
l’adversaire à celles du Führer. Duplessis recourt le plus souvent à ce
procédé : « Bien je dis que, si Hitler avait besoin, dans cette
province, d’un parti, de partisans, il pourrait les recruter au sein du Parti
libéral et parmi les membres du gouvernement qui emploient les mêmes méthodes
que lui. » (26 mai) Ou encore : « La
mesure dont il est question exprime l’esprit et les idées de Hitler, en ce sens
qu’elle tend à centraliser aux mains de quelques personnes les droits de
plusieurs. » (22 avril) Godbout n’est pas en reste : « Si
quelqu’un a jamais eu les méthodes d’Hitler, c’est bien le chef de
l’opposition, quand il était premier ministre, de 1936 à 1939. Lorsque les
représentants du peuple réclamaient, ici même, le privilège de se faire
entendre, c’est encore à la façon d’Hitler qu’il les bâillonnait. » (20
mai)
Au demeurant, la plus belle
manifestation de liberté de pensée durant la session revient à René Chaloult.
Député indépendant intégré au caucus libéral, il met parfois son chef dans
l’embarras avec ses positions. Véritable électron libre, mais respectant
toujours l’opinion de ses collègues et reconnaissant la tolérance de Godbout à
son égard, il critique les mesures gouvernementales qui réduisent l’autonomie
de la province. Nationaliste, son opinion sur la conscription l’amène à
formuler une motion qui sera appuyée par l’opposition, mais rejetée par ses
confrères libéraux.
En raison de propos controversés
que livre Chaloult, en Chambre et sur la scène publique, la presse anglophone
réclame son arrestation. (22 mai) Deux jours avant la fin de la session, il
annonce que des procédures sont intentées contre lui par le gouvernement
fédéral. Il subira son procès et sera acquitté le 3 août 1942.
Le discours du trône
Le discours du trône, moins
cérémoniel qu’à l’accoutumée, est lu par le lieutenant-gouverneur Eugène Fiset,
le 24 février 1942. Ce dernier, revêtu pour l’occasion de son uniforme de major
général de l’armée canadienne23,
donne le ton à la session en rappelant la participation québécoise à la guerre
et la nécessité d’accroître la production agricole pour ravitailler les nations
alliées.
Au programme législatif, il est
prévu de doter la province d’une nouvelle loi des pensions et d’amender la loi
de l’assurance des maris et des parents. Les péages sur les ponts provinciaux
seront supprimés24,
la loi électorale sera refondue et des investissements majeurs seront consentis
pour l’instruction publique. Une entente fiscale temporaire avec le
gouvernement fédéral est également annoncée.
L’adresse en réponse au discours du trône est
proposée par Jacques Dumoulin, député de Montmorency. Dennis James O’Connor,
député de Huntingdon, le seconde. Onésime Gagnon, pour qui « jamais les
discours du proposeur et du secondeur n’ont été aussi brefs », y voit le
reflet de la maigreur de la session. (26 février)
Déjà, les discours sur l’adresse laissent présager
que pour l’ensemble de la session, l’effort de guerre du gouvernement sera au
cœur des discussions. L’appui que compte fournir le premier ministre au
gouvernement fédéral est critiqué par l’opposition qui craint la centralisation
des pouvoirs à Ottawa. L’Union nationale veut aussi l’assurance que les fils de
cultivateurs resteront sur leurs terres et ne prendront pas part au service
militaire obligatoire outre-mer. À cet égard, la correspondance entretenue par
Godbout avec James Layton Ralston, le ministre de la Défense nationale, et
Mackenzie King, est dévoilée comme preuve du souci qu’a le gouvernement
provincial de garder les fils de cultivateurs dans les campagnes. (11 mars)
D’autres sujets litigieux sont
débattus. Les membres de l’Union nationale condamnent la mise en tutelle de la
ville de Montréal (1940). Les libéraux se défendent en affirmant que la
municipalité a, par ce moyen, évité la faillite.
L’opposition critique le plan
d’aide à la colonisation qui n’est pas suffisamment favorable au maintien des
colons sur leurs lots. L’ingérence politique dans l’Office du crédit agricole
est également vertement dénoncée par l’Union nationale qui rappelle ses
réalisations passées à l’époque où elle était au pouvoir (1936-1939).
René Chaloult se démarque par
son intention de parler de sujets controversés : « la guerre, le
plébiscite et sa conclusion logique, le
service militaire obligatoire et de la conscription. Je n’entends pas
discuter les opinions des autres, dit-il, mais exprimer franchement la
mienne. » (3 mars) L’Orateur lui rappelle qu’il n’appartient pas à la
Législature de la province d’aborder cette question et évoque un changement
récent dans les règlements de la Chambre25 qui « ne donne plus la même élasticité aux cadres du débat sur
l’adresse ». (3 mars)
L’adresse est finalement adoptée le
12 mars.
Les finances publiques
Le discours sur le budget est lu
par le trésorier James Arthur Mathewson le premier jour de l’année financière,
soit le 1er avril 1942. Mathewson annonce un léger surplus de 1,5
million de dollars pour l’année fiscale qui prend fin. C’est donc le retour à
l’équilibre budgétaire, une première depuis l’année fiscale s’étant terminée le
30 juin 1931, le budget du 30 juin 1932 ayant inauguré dix années consécutives
de déficit26.
Le trésorier attribue le bon état
des finances publiques à la saine gestion du Parti
libéral : « L’amélioration de la situation financière de la
province n’est pas seulement causée par la situation créée par la guerre. Elle
est principalement causée par la politique du gouvernement actuel qui est de
vivre selon ses moyens. » (1er avril)
La principale source de revenus du
gouvernement est la taxe sur la gazoline, contribution qui arrive cependant au
deuxième rang lorsque l’on additionne les deux taxes sur les corporations
(capital et profits). Quant aux dépenses, le département du Trésor accapare la
plus grande part de l’assiette fiscale avec 21,9 % du budget total, suivi par
la Voirie, avec 20,4 %.
Pour l’année financière en cours, on
estime une hausse des dépenses sans toutefois qu’il y ait déficit. Mathewson
prévoit un second budget équilibré. La principale particularité des dépenses de
l’année 1942-1943 est la part consacrée à l’Instruction publique, qui voit son
enveloppe passer de 4,8 millions de dollars à 8 millions de dollars.
Même si, lorsque l’Union nationale
était au pouvoir, la dette de la province s’était considérablement accrue,
c’est pourtant sur ce point précis que portent les critiques de l’opposition
sur le budget. L’Union nationale a peut-être augmenté la dette, argue-t-on,
mais elle a fait les dépenses nécessaires pour rattraper le retard du Québec et
pour freiner le chômage.
Pour Jean-Paul Beaulieu, député de
Saint-Jean-Napierville, les libéraux sont parvenus à l’équilibre budgétaire en
allant chercher dans les poches du citoyen 30 millions de dollars en taxes
nouvelles. Il ajoute, en réaction aux propos de Mathewson, que
« [l]’amélioration de la situation économique en général n’est pas due à
l’administration du Parti libéral, mais aux conditions mondiales sur lesquelles
nous n’avons aucun contrôle ». (7 avril)
Selon l’hebdomadaire maskoutain Le Clairon – la voix journalistique de T.-D. Bouchard –, l’adoption du
budget est exceptionnellement rapide : « Six discours ont été
prononcés au cours du débat sur le budget qui vient d’être adopté, et c’est
probablement le plus bref débat en la matière qui ait eu lieu à l’Assemblée
législative, les deux chefs s’étant abstenus d’y prendre part27. »
Les faits marquants de la session
En règle générale, les débats de 1942 sont
passionnés et imprégnés de profondes convictions. Peu de lois à caractère
social sont adoptées au cours de la session. En ces temps de guerre, la
priorité est ailleurs. Les enjeux débattus relèvent, pour la plupart,
d’engagements électoraux. Considérant que les libéraux se sont fait élire en
promettant de ne jamais recourir à la conscription, l’Union nationale ne manque
pas de critiquer plusieurs mesures législatives qui, selon elle, conduisent au
service militaire obligatoire. Il s’agit bien souvent d’un argumentaire basé à
la fois sur des valeurs (patriotisme, autonomisme) et sur des devoirs (effort
de guerre, survivance). Chaque parti se positionne pour trouver quelle est,
pour le Québec et le Canada français, la meilleure résolution à adopter
vis-à-vis de l’unité du pays et de l’autonomie provinciale.
Un total de 181 projets de loi sont
présentés à l’Assemblée législative au cours de la session. De ce nombre, 120
seront sanctionnés. La majeure partie des débats s’articule autour des six
motions spéciales, proposées tant par les députés ministériels que par ceux de
l’opposition. Toutes sauf une sont liées à la guerre.
La motion Chaloult
Comme à toutes les sessions depuis
1939, René Chaloult propose une motion ayant trait à la participation du Canada
à la guerre. En 1942, son intervention a pour but de connaître la position des
membres de l’Assemblée législative sur le plébiscite visant à délier le
gouvernement fédéral de sa promesse de ne pas imposer la conscription. La
motion exprime l’avis :
a) que les électeurs de cette province doivent répondre non, à toute question
relative à la libération du gouvernement fédéral des promesses et engagements
touchant le service militaire obligatoire hors du Canada;
b) que les cultivateurs et les
employés de ferme doivent être exemptés de tout service militaire, quel qu’il
soit. (18 mars)
Depuis le début de la session,
Chaloult tente d’inscrire sa motion au Feuilleton. Dans un premier
temps, l’Orateur, tout comme les libéraux, refuse d’aborder la question, sous
prétexte qu’il ne s’agit pas d’un sujet qui relève des compétences
provinciales. La Ligue pour la défense du Canada s’impatiente. Le journaliste
André Laurendeau soupçonne Godbout et les libéraux de chercher à retarder les
débats autour de la motion :
La motion Chaloult, déposée
depuis une semaine, n’est pas encore appelée. Que disent certains politiciens?
Qu’il faut l’amender, la transformer, la changer, faire en sorte qu’elle ne
veuille plus rien dire. Et quand elle ne voudrait plus rien dire, on la
voterait, si j’en crois un journal partisan de Québec.
Eh! bien ce n’est pas un texte
neutre, une motion inutile que désire le peuple du Québec; c’est le texte que
le député ministériel René Chaloult a présenté à la Législature.
[…] Et de ceux qui se seront
cachés à un pareil moment, de ceux qui nous auront trahis au lieu de nous
défendre comme ils l’avaient promis, de ceux qui se retranchent derrière des
phrases vagues et des déclarations sans portée pratique, de ceux-là, nous
saurons nous souvenir en temps et lieu.
Bref, la motion Chaloult doit
passer telle quelle et tout de suite28.
Lorsque la motion est présentée en
Chambre, le 18 mars, Godbout remet à plus tard les discussions sur le sujet.
Alors qu’Onésime Gagnon, encore chef intérimaire de l’opposition, tente
d’appeler la motion Chaloult, son collègue, Antonio Barrette, s’exprime de la
façon suivante : « L’opposition et la Chambre en général ont été très
patientes au sujet de cette motion. [...] Je ne veux pas que le public puisse
penser que l’attitude des députés paraisse être de la lâcheté. [...] [L]’opinion
publique est agitée sur la question de savoir comment les députés de cette
Chambre se prononceront. » (1er avril)
Le 8 avril, le sujet est finalement débattu en
Chambre. Pour convaincre les membres de l’Assemblée du bien-fondé de sa motion,
le député de Lotbinière utilise plusieurs arguments : la conscription est
la suite logique du plébiscite; le premier ministre King est lui-même contre
l’enrôlement obligatoire pour service outre-mer; le Canada n’est pas
actuellement menacé, mais, s’il l’était, la priorité devrait être de défendre
le territoire; le pays a déjà fait plus que sa part d’aide par le biais du
volontariat et de dons en argent à l’Angleterre; préoccupons-nous du sort de
nos minorités et de notre démocratie avant de vouloir régler ce type de
problèmes à l’étranger; il existe des injustices quant aux emplois occupés par
les Canadiens français dans le service civil et dans l’armée. Il résume sa
position : « L’unité nationale, enfin, nous la voulons, certes,
dit-il, mais non au prix de l’abdication nationale. » (18 mars)
Durant deux jours, les parlementaires débattent
en grand nombre sur l’attitude à adopter vis-à-vis du plébiscite. Les libéraux
se positionnent majoritairement contre la motion. Ils se rallient à
l’amendement proposé par Alexis Caron, amendement selon lequel la Chambre n’a
pas à se prononcer et doit appuyer la politique fédérale sur les travailleurs
du sol. Toujours selon les ministériels, les élus n’ont pas à dicter comment
voter aux citoyens de la province, ces derniers disposant d’une liberté
d’opinion que l’on doit respecter. Le gouvernement King, mieux informé,
ajoute-t-on, sait ce qui doit être fait pour défendre le pays.
Dans la mêlée, François-Joseph
Leduc, député libéral de Laval (et ancien député et ministre unioniste de 1936
à 1938), ajoute : « Dans quelle situation extraordinaire nous
trouverions-nous, si nous votions "non" au plébiscite
et que le reste du pays votait "oui"?
Quelles seraient les conséquences, si la province de Québec était la
seule à répondre "non"? » (8 avril) Il est l’un des rares avec
le député de Richelieu-Verchères, Joseph-Willie Robidoux, qui affirme
ouvertement qu’il répondra par l’affirmative au plébiscite.
Onésime Gagnon est d’avis
que le « peuple ne veut pas que ses représentants se cachent derrière
des amendements pour éviter de faire face à leurs responsabilités ». Selon
lui, les membres de l’Assemblée ne doivent pas se taire puisque tous
« les députés en cette Chambre, en 1939, ont été élus sur un programme
contre la conscription ». (9 avril)
Godbout est satisfait de la
diversité des opinions exprimées en Chambre et de la liberté d’expression qui y
règne. Habile, il évite d’indiquer clairement ses intentions de vote :
« Pour ma part, justement parce que je suis contre la conscription et
avant de répondre "non", moi-même, j’y ai songé longtemps, et je vais
y penser à deux fois. » (9 avril)
La motion amendée sera adoptée le 9
avril (55 votes pour, 12 contre).
La centralisation fédérale
Pour répondre aux besoins
croissants de l’administration fédérale, le premier ministre Godbout entend
faire adopter une loi qui cède temporairement certaines taxes au gouvernement
central. Il s’agit de l’impôt sur le revenu provincial et municipal ainsi que
du double impôt sur les corporations. Ottawa a besoin de revenus
supplémentaires pour assurer son effort de guerre et s’engage à verser en
retour une compensation au Trésor de la province.
C’est lors de la deuxième lecture
de ce projet de loi (bill 33) que Duplessis effectue un retour en Chambre.
D’après Rumilly, il ne s’agit pas là d’une coïncidence : « Maurice
Duplessis quitte son lit de convalescent, malgré l’avis du médecin, pour
protester contre cet abandon de droits fiscaux29. »
Dans un long discours, le chef de l’opposition affirme que ce projet de loi
porte atteinte à l’autonomie provinciale : «
Si nous abandonnons de nouvelles sources de revenus,
dit-il, nous mettons en danger le pouvoir de nous administrer
nous-mêmes. » (22 avril)
Mathewson
et Godbout se montrent rassurants en indiquant le caractère provisoire de cette
législation. L’opposition craint cependant que le Québec ne recouvre jamais ses
droits comme ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale, alors que le
gouvernement fédéral imposa un impôt sur le revenu sans jamais cesser de le
percevoir depuis.
Onésime
Gagnon et Jean-Paul Beaulieu tissent des liens entre les recommandations de la
Commission royale d’enquête sur les relations entre le dominion et les
provinces (commission Rowell-Sirois, 1940) et les demandes d’Ottawa. Le rapport
de cette commission soutenait, entre autres, que les provinces devaient
abandonner leurs principaux revenus en échange de programmes sociaux et d’une
prise en charge de leurs dettes30.
Au cours
de l’étude du projet de loi en comité plénier, Duplessis veut s’assurer
que l’argent perçu par le fédéral ne servira pas à la conscription. Roméo
Lorrain, député de Papineau, renchérit en évoquant le résultat du
plébiscite : « Les huit autres provinces ont déjà signé cette
entente. Cela ne veut rien dire. Hier encore, huit provinces ont pris une
attitude contraire à la nôtre. » (28 avril) Puis, le projet de loi est
adopté par le gouvernement le 28 avril, après division des votes.
L’Union nationale voit
un second exemple de l’attitude centralisatrice du fédéral dans le projet de
loi 36 amendant la Loi électorale. (17 avril) Godbout souhaite que la loi
provinciale s’inspire de la législation canadienne, législation qui a été
pourvue d’un système de recenseurs chargés de préparer les listes électorales.
Cette mesure permettra notamment aux femmes, bénéficiant désormais du droit de
vote, de figurer sur les nouvelles listes. Duplessis ne voit pas d’un bon œil
cet amendement qui est adopté le 28 mai.
Semblables critiques sont formulées contre le
gouvernement Godbout lorsqu’un amendement est proposé pour modifier la loi des
droits de succession. (13 mars) Les changements apportés par le bill 4 ont
trait au partage d’information concernant les successions avec le fédéral.
L’opposition proteste sans succès contre cette nouvelle « mainmise »
d’Ottawa sur les provinces.
Les femmes et la guerre
Une loi sur la mobilisation des femmes au sein
de l’industrie de guerre est annoncée par l’administration King. C’est la
cellule familiale qui est menacée, au dire de l’Union nationale qui demande,
par le biais d’une motion, à ce que le gouvernement fédéral n’intensifie pas le
recrutement féminin. Compte tenu des besoins en main-d’œuvre dans les usines
d’armement, plusieurs foyers, dit-on, se retrouvent désorganisés en raison de
l’absence des mères. Joseph-Henri-Albiny Paquette, qui propose la motion,
s’inquiète : « Est-ce que l’émancipation, corollaire inévitable
de la liberté du temps de guerre, ne conduira pas à la destruction de l’âme
familiale? » (6 mai)
Bien que le marché du travail
emploie principalement de jeunes célibataires, les autorités religieuses et les
« milieux traditionalistes » craignent une perturbation des valeurs
familiales31.
Les principes moraux énoncés par Paquette semblent faire consensus auprès de
l’ensemble de la députation, puisque c’est sans débat que la motion est
adoptée.
Autres motions entourant la guerre
Le 24 avril, Hormisdas Langlais, député des
Îles-de-la-Madeleine, appuyé par Camille-Eugène Pouliot, député de Gaspé-Sud,
présente une motion qui demande l’exemption du service militaire obligatoire
pour les pêcheurs. Si les agriculteurs et les fils de cultivateurs, utiles aux
travaux agricoles, ont obtenu cette dérogation, argue-t-il, les pêcheurs
devraient bénéficier du même privilège. En raison de leur apport significatif à
l’effort de guerre, les employés œuvrant dans le domaine des pêcheries
devraient pouvoir poursuivre leur occupation à tout le moins durant la saison
de pêche. La motion est suspendue et ne sera pas inscrite à nouveau à l’ordre
du jour. Notons que ce même sujet avait également été l’objet de discussions
durant l’adresse.
Le 12 mai, Cyrille Dumaine, député libéral de
Bagot, propose que cette « Chambre réitère l’indéfectible volonté de
tous ses membres de soutenir le meilleur effort de guerre possible, mais elle
exprime le vœu que le gouvernement fédéral s’en tienne à sa politique de
volontariat et n’impose pas la conscription pour service outre-mer. »
Selon lui, le recrutement actuel suffit et en cherchant à aller plus loin,
l’administration King mettrait en danger l’unité nationale.
Roméo Lorrain voit une
contradiction dans le rejet de la motion Chaloult par les libéraux et leur
soutien à celle de Dumaine : « Il y a quelques semaines, on n’avait
pas le courage de se prononcer sur la conscription. Et comment peut-on donc
être contre la conscription quand on a favorisé tout ce qui mène à la
conscription? » (12 mai) L’Union nationale considère la motion mal
rédigée, « trop élastique » et incohérente par endroits. On critique
l’opportunisme dont fait preuve le Parti libéral. François-Joseph Leduc, député
libéral de Laval, confirme, en quelque sorte, les accusations de l’opposition :
« Cette motion a été amenée dans un seul but politique, mais je préfère
sauver mon pays plutôt qu’un grand parti. » (20 mai) Il votera contre.
Dans le but d’améliorer la motion
Dumaine, Roméo Lorrain propose (en vain) un amendement qui placerait
l’Assemblée législative devant la responsabilité de respecter l’opinion
populaire exprimée par les citoyens de la province lors du plébiscite du 27
avril. Autrement dit, la Chambre devrait employer toutes les mesures
nécessaires pour éviter la conscription.
Chaloult en profite pour exprimer
son point de vue sur le résultat du plébiscite. Il est d’avis que le Parti
libéral a peut-être, pour des raisons électorales, contribué à créer au cours
des 25 dernières années l’idée que la conscription est une chose monstrueuse.
Il sait que la conscription est la suite logique de la guerre, mais, comme il
est contre la participation canadienne, il s’y oppose. On doit, selon lui,
écouter la population pour éviter une guerre civile. Le député de Lotbinière
tire parti du débat pour exprimer ses sentiments nationalistes :
« Car si on veut absolument isoler Québec, Québec peut sortir de la
Confédération si on nous y force. Québec ne manque pas de ressources, il a une
population travailleuse, nous pourrons nous tirer d’affaire. » (12 mai)
Duplessis livre ses impressions sur
l’attitude du gouvernement : « Jamais la province, au point de
vue constitutionnel, au point de vue prérogatives, n’a reculé autant qu’avec le
premier ministre actuel. Dans ses relations avec Ottawa, il a consenti un
abandon que les règlements de la Chambre m’empêchent de qualifier comme il
mérite de l’être. » (20 mai) Il s’insurge contre la politique de
volontariat « obligatoire » qui, grâce au « chantage » et à
« l’intimidation », entraîne les forces vives de la province à
s’inscrire pour le service militaire outre-mer. Il s’agit pour
lui d’une « véritable conscription
de la misère et de la faim, de l’anxiété, de l’angoisse ».
Godbout,
quant à lui, réitère son appui aux politiques du gouvernement King, mais
affirme que l’effort de guerre actuel est suffisant. La motion exprime cet
avis. À la suite du discours du premier ministre, de nombreux libéraux
réitèrent cependant leur entière confiance envers Mackenzie King; cela explique
en partie pourquoi sept députés ministériels voteront contre la motion
libérale. Néanmoins, cette dernière est adoptée dans la nuit du 20 mai.
Les lois sociales
Les libéraux modifient diverses lois – loi de
l’instruction publique (bill 8, 17 mars), loi de l’assurance des maris et des
parents (bill 9, 24 avril), et loi de l’assistance aux mères nécessiteuses
(bill 7, 12 mars) – qui accordent davantage de responsabilités aux femmes. Ces
lois assurent, entre autres, à la gent féminine le droit de siéger dans les
commissions scolaires, d’inspecter les écoles, de pouvoir emprunter sur leur
police d’assurance et, finalement, de pouvoir recevoir une assistance si leur
mari est invalide sans toutefois être hospitalisé.
Un amendement à la loi des pensions
(bill 2) permet d’étendre aux fonctionnaires des
services extérieurs l’allocation d’une pension. James Arthur
Mathewson, trésorier et député de Montréal-Notre-Dame-de-Grâce, énumère qui en
seront les bénéficiaires :
Sont considérés comme employés du
gouvernement et ont par conséquent droit au fonds de pension, tous ceux qui
travaillent pour le gouvernement, à condition qu’ils reçoivent un traitement
annuel fixe d’au moins $600 et qu’ils soient nommés à un emploi continu pour un
emploi déterminé: les employés du service civil, ceux du service extérieur, les
greffiers et autres fonctionnaires, employés du Parlement ou des Chambres, les
aides de camp et autres employés du bureau du lieutenant-gouverneur, les
régistrateurs à salaire fixe et leurs employés, la police des liqueurs, la Sûreté
provinciale, fonctionnaires et employés des diverses commissions et offices et
régies, des écoles régies par la loi de l’enseignement spécialisé, les agents
généraux de la province, le gérant de la Commission des liqueurs. (17 mars)
D’autres modifications à la
législation sont annoncées. Ainsi, tous les fonctionnaires devront verser 5 %
de leur salaire pour consolider leur fonds de retraite. Pour les employés de
l’État qui ont été engagés avant le 1er avril 1942, le
lieutenant-gouverneur en conseil peut ajouter dix ans à leurs années de
service. L’opposition remet en cause ce pouvoir discrétionnaire qui, selon
elle, avantage ceux qui ont de l’influence ou des liens d’amitié avec le
gouvernement. Elle suggère également qu’au lieu d’un taux uniforme de 5 % les
employés versent une cotisation en fonction de leur revenu.
Un nouveau ministère
Edgar Rochette, ministre du Travail et ministre
des Mines et des Pêcheries maritimes, suggère la création d’un nouveau
ministère autonome, celui des Pêcheries maritimes. (25 mars) Son projet de loi
a pour but d’instaurer une nouvelle juridiction dotée d’un sous-ministre, dont
les attributions sont définies dans le bill 24 à l’étude. L’Union nationale
désapprouve l’étendue des pouvoirs de ce haut fonctionnaire. Gagnon fait part
de ses inquiétudes quant à l’avenir des coopératives soumises au bon vouloir du
sous-ministre. La loi est adoptée le 1er avril sans être amendée.
Dans le même ordre d’idées, Hormidas Langlais,
député des Îles-de-la-Madeleine, demande au ministre Rochette de bien vouloir
corriger la situation de son comté dont les pêcheries sont toujours de
compétence fédérale. Depuis 1922, la province a récupéré le pouvoir
d’administrer ses pêcheries maritimes, mais les Îles-de-la-Madeleine ne
faisaient pas partie de l’entente à ce moment. Rochette signale que des
démarches ont été entreprises auprès d’Ottawa, mais que les autorités de
Grosse-Île, à l’opposé de celles des autres îles du comté, n’ont pas encore
apposé leur signature en faveur d’un transfert de compétence au gouvernement
provincial. Cette question sera réglée lors de la session de 1943.
Les ponts à péage
Une loi satisfait tous les partis en Chambre,
mais suscite bien des commentaires. Si la décision du gouvernement d’abolir les
ponts à péage provinciaux signifie une taxe en moins pour le citoyen, elle
constitue, en retour, le tarissement d’une source de revenus pour l’État.
L’Union nationale y voit une fausse intention puisque la pénurie de pneus,
imputable au rationnement du caoutchouc pour l’industrie de guerre, et les
restrictions imposées par le fédéral sur la gazoline font en sorte que les
péages sur les ponts ne sont plus rentables. Les libéraux répliquent en
affirmant qu’ils ont ainsi pu, par cette mesure, acheter trois ponts privés lors
de l’année précédente. Des discussions ont cours avec le gouvernement fédéral
pour que les péages soient aussi abolis sur les ponts fédéraux Victoria et
Jacques-Cartier, à Montréal. La mesure sera sanctionnée par le
lieutenant-gouverneur le 31 mars.
La censure de Radio-Canada
René Chaloult est le premier à
s’insurger contre Radio-Canada qui exerce une forme de censure à l’endroit des
partisans du "non" au plébiscite. Ceux qui veulent faire entendre
leurs plaidoyers en faveur du "oui" bénéficient gratuitement d’un
temps d’antenne à la radio, tandis que ceux qui soutiennent le camp opposé
doivent payer : « Je tiens à
protester avec énergie, dit Chaloult, contre cette décision arbitraire. Je
rappellerai à M. Frigon et aux autres directeurs de Radio-Canada que s’ils
veulent combattre ici les méthodes hitlériennes, ils ne devraient pas chercher
à commencer à les mettre en application et les instaurer ici, en notre propre
pays. » (10 avril)
Gagnon
se rallie à la dénonciation de Chaloult et appelle à la liberté de parole. Il
tient des propos qui font réagir : « Je
veux que chacun soit libre d’exprimer son opinion à la radio, qu’il soit rouge,
bleu, vert, libéral, union nationale, orangiste ou même communiste. » (17
avril) Pierre-Émile Côté s’étonne que Gagnon ait inclus le mot
« communiste » à son argumentaire, ce à quoi le député de Matane
répond : « Sur une question de "oui" ou de "non",
l’homme qui a des points de vue communistes a encore le droit de parler. Les communistes
doivent avoir le droit de se prononcer comme les autres. Il n’est pas question
de leur permettre d’enseigner des doctrines subversives. »
Le 23
avril, Gagnon présente une motion pour
que tous bénéficient des mêmes avantages à la radio.
Godbout conteste la motion qui, à son avis, n’a pas sa
raison d’être, étant donné que les émissions radiophoniques dont il est
question prennent fin le lendemain, soit le 24 avril. La motion sera
rejetée.
De choses et d’autres…
Certaines législations donnent lieu à de vives
discussions. C’est le cas de la loi de la canalisation du Saint-Laurent que
l’opposition tente d’abroger par le bill 175. Onésime Gagnon évoque
l’éventualité que Montréal perde son statut de métropole du Canada au profit de
Toronto. Selon lui, Montréal doit sa position enviable « du fait qu’[ il est]
un grand port et le point de transbordement le plus important au Canada. La
canalisation, poursuit-il, pourrait même lui faire perdre ces avantages et les
transmettre à une autre province ». (29 avril) Cette tentative d’abrogation
de la loi est rejetée par la majorité.
Le projet d’instaurer une industrie de la
betterave à sucre à Saint-Hilaire est remis en question par Jean-Paul Beaulieu,
député unioniste de Saint-Jean-Napierville, qui doute de la viabilité de
l’entreprise. Godbout assure les députés unionistes que l’argent investi
permettra la réussite du projet. Comme toute entreprise novatrice, il y a une
part de risques, mais ceux-ci sont calculés, affirme le premier ministre.
Duplessis craint le gaspillage des fonds publics et « accuse le gouvernement de
se transformer en manufacturier de sucre de betterave ». (28 mai) Le
projet continuera de susciter la controverse au cours de la session suivante.
Antonio Barrette, député unioniste
de Joliette, propose que la province puisse recourir à un système de loteries
dont les revenus seraient utilisés à des fins éducationnelles ou d’assistance
publique32.
À l’époque, l’article 236 du Code criminel du Canada empêche la tenue de
loteries. Il s’agirait donc de modifier l’alinéa 6 qui a trait aux exemptions
et la province pourrait financer en partie ses universités et ses hôpitaux.
Léon Casgrain, représentant de Kamouraska-Rivière-du-Loup, rétorque que le
projet d’amendement soumis par le député de Joliette est d’ordre fédéral.
Ottawa a, selon lui, suffisamment de soucis présentement à trouver un moyen de
gagner la guerre pour s’occuper de ce genre de question. Pour Barrette, la
Chambre doit exprimer son point de vue à ce sujet. La motion est rejetée, le 15
avril, par un vote de 45 contre 11.
L’une des dernières lois adoptées durant la
session concerne les forces hydrauliques de la rivière des Outaouais.
L’Ontario, qui a de grands besoins en électricité, entreprend des pourparlers
avec le gouvernement du Québec. L’entente, présentée à la Législature par le
ministre Pierre-Émile Côté, implique le partage des forces hydrauliques de la
rivière des Outaouais. Le territoire sera divisé de sorte que le Québec puisse
exploiter les chutes les plus rapprochées de ses centres urbains. Duplessis n’y
voit aucun avantage. Il soutient que la Chambre s’apprête à abandonner une part
du patrimoine québécois. Le chef de l’opposition ne veut pas que la province
subisse à ses frais la concurrence de l’Ontario. Il suggère que les besoins
énergétiques de l’Ontario soient comblés par la vente d’électricité que le
Québec pourrait fournir en exploitant le potentiel de la Beauharnois. Côté
réitère que le projet est bénéfique puisqu’il permettra d’obtenir plus de
chevaux-vapeur et que les chutes sont à seulement 64 km (40 milles) de
Montréal. Le bill est adopté en troisième lecture le 29 mai.
Faits cocasses
Certains débats, mi-sérieux mi-badins, font bien
rire les parlementaires. Ces échanges témoignent à la fois de l’atmosphère qui
règne en Chambre et du sens de l’humour des politiciens de l’époque.
Viande de cheval
Tout au long de la session, les
unionistes se moquent des propos tenus par le premier ministre à l’occasion
d’un banquet. Godbout aurait alors recommandé aux gens présents dans
l’assistance de manger de la viande de cheval. Cette suggestion, tournée en
dérision, lui sera constamment rappelée en Chambre. Le premier ministre devra
même se défendre devant les membres de l’Assemblée à ce sujet :
Un député de l’opposition: Est-ce que le premier ministre prône toujours les qualités de la viande de
cheval?
M. Talbot (Chicoutimi): La
viande de cheval est dure à digérer.
L’honorable M. Godbout
(L’Islet): (Souriant) Les députés de l’opposition ont tort de mépriser la
viande de cheval. La viande chevaline est parfaitement bonne à manger. D’après
des médecins diététiques, elle est très digestible. […]
M. Talbot (Chicoutimi): Ottawa a pourtant déclaré que la viande de cheval n’était pas recommandable.
L’honorable M. Godbout
(L’Islet): […] Tous les experts et soi-disant experts, qu’ils soient
d’Ottawa ou d’ailleurs, qui affirment que la viande chevaline est mauvaise,
dangereuse et non comestible ne savent pas de quoi ils parlent. Je crois donc,
qu’Ottawa est dans l’erreur à ce sujet. […
M. Lorrain (Papineau): Le
premier ministre a tout d’abord demandé à des gens de manger de la viande
chevaline lors d’un banquet à Montréal. Le premier ministre a alors dit qu’il
n’en avait jamais mangé. Je voudrais savoir si le premier ministre en a déjà
mangé depuis?
L’honorable M. Godbout
(L’Islet): Non, je n’ai jamais mangé de viande de cheval de ma vie.
M. Lorrain (Papineau): Comment pouvez-vous vanter le bon goût et la grande digestibilité de la viande
de cheval, si vous n’en avez jamais mangé?
L’honorable M. Godbout (L’Islet): J’en prends la parole de spécialistes qui ont tenté l’expérience. Je dis cela
sur la foi des gens qui s’y connaissent. Dans plusieurs pays européens, la
viande de cheval coûte plus cher que la viande de bœuf. (21 avril)
Les mots d’esprit de Maurice Hartt
Le député de Montréal-Saint-Louis se montre
particulièrement plaisantin lors de la séance du 5 mars. Hartt explique comment
s’est formée l’Union nationale :
M. Hartt (Montréal-Saint-Louis): […] C’est alors que de ces deux groupements politiques, nous
avons eu "l’Oignon national", facile à manger, mais difficile à
digérer.
(Rires)
Des députés de l’opposition protestent.
M. Talbot (Chicoutimi): Je
soulève un point d’ordre en invoquant l’article 759 qui a été invoqué hier
contre le député de Lotbinière (M. Chalout).
M. Hartt
(Montréal-Saint-Louis): Le mot "oignon" n’a rien d’offensant. Le
nom d’un aussi bon légume ne peut être une insulte. C’est un légume
respectable, que d’ailleurs je ne puis digérer.
M. Labbé (Mégantic): Parce
que ça sent trop l’ail.
M. l’Orateur (M. Bissonnette) décrète que dans ce cas, le mot "oignon" est parlementaire. Le député
de Montréal-Saint-Louis (M. Hartt), dit-il, peut parler de l’Union
nationale avec humour, même avec un grain de sel, mais il ne doit pas employer
d’expressions non parlementaires, ni de termes offensants.
Le lendemain, Antonio Barrette réplique :
M. l’Orateur, nous avons
entendu parler de choses assez cocasses depuis le début de la session: un
député s’est efforcé de prononcer union comme "oignon". Cela ne
m’étonne pas de la part du député de Saint-Louis (Maurice Hartt);
d’ailleurs, l’oignon est son légume préféré, et puis, lui et ses collègues ont
versé assez de larmes quand l’Union nationale les a éloignés de la crèche,
qu’il n’est pas étonnant qu’il confonde les deux.
Les exagérations
Il arrive que les élus énoncent des syllogismes
qui laissent pantois. L’argumentaire d’Edgar Rochette contre la volonté
libérale d’accorder une attention accrue à l’apprentissage de l’anglais est de
ceux-là :
Oui, M. l’Orateur, notre
peuple doit savoir l’anglais, pour posséder l’or et, avec lui, tous les biens
matériels. J’ai voulu, M. l’Orateur, vérifier la recette et savez-vous ce que
la statistique m’a enseigné? En Angleterre, où tout le monde doit parler
anglais, il y a 18,000,000 de personnes qui gagnent moins de
$1,200 par année. À Londres, sur 8,000,000 d’habitants,
il n’y a pas 40,000 propriétaires. En Angleterre, il n’y a qu’une
personne sur quatre qui laisse une succession valant $500. Et il nous faut
apprendre l’anglais pour devenir riche? Je crois qu’il vaut mieux chercher
autre chose. (10 mars)
Peu avant la fin des travaux, Duplessis rappelle
encore comment, par le passé, l’Union nationale a empêché un syndicat allemand
de s’emparer de l’île d’Anticosti. Il dénonce le fait que les Allemands
disposent de renseignements sur la ville de Sorel. Il montre à la Chambre une
carte imprimée en Allemagne qui atteste ses dires. Godbout ne croit pas que la
défense du pays soit compromise par cette information. Il
ajoute : « Tout ce que cette carte mentionne, c’est que Sorel
est située au confluent du Saint-Laurent et de la rivière Richelieu et que
c’est une ville de 10,000 âmes. Tout le monde sait cela. Il n’y a probablement
pas un écolier en Allemagne qui ne sait pas cela. » (27 mai)
Atteinte au décorum
Le 8 mai, plusieurs points d’ordre sont
soulevés. Les parlementaires sont agités :
M. Gagnon (Matane): Des
députés hurlent autour de moi et je demande l’ordre. Le député de
Montréal-Jeanne-Mance (M. Dubreuil) fait du bruit.
M. Dubreuil
(Montréal-Jeanne-Mance): C’est un député de l’opposition qui fait le bruit.
Celui qui a hurlé, c’est son semblable, le député de Mégantic (M. Labbé). C’est
un bouledogue comme vous.
M. Labbé (Mégantic) proteste
contre de telles accusations qu’il déclare non fondées.
M. Duplessis (Trois-Rivières): Je demande que le député de Jeanne-Mance retire cette expression qui n’est pas
parlementaire.
L’honorable M. Bastien
(Berthier): Le bouledogue est le symbole du courage britannique.
M. Lorrain (Papineau): Le
député de Jeanne-Mance n’a jamais le courage de se lever. Il reste toujours à
son siège pour parler. C’est probablement parce que c’est là le siège de son
intelligence. Je lui demande de retirer ses paroles.
[…]
M. Duplessis (Trois-Rivières): Le premier ministre a parlé de décorum. Je n’ai pas manqué de décorum ici. Mais
je n’ai jamais vu pareille scène en cette Chambre depuis 15 ans que je siège
ici.
(Rires)
Le climat se calme à la suite des dernières
paroles du chef de l’opposition. C’est que, selon Le Soleil33,l’expression de Duplessis "Je n’ai
jamais vu de scène pareille" a le don de déclencher le rire général. Si
les députés trouvent l’expression de Duplessis aussi amusante, c’est que la
plupart d’entre eux se souviennent de la session de 1937 et de 1939 où le
décorum était, plus souvent qu’autrement, mis à rude épreuve. Godbout revient
sur le climat régnant en Chambre lors du premier mandat de l’Union
:
Quels sont ceux qui nous reprochent
de manquer de décorum? Pendant trois ans, des gens qui ne siégeaient pas de
notre côté se sont déchaussés pour applaudir en cette Chambre et l’on vient
nous parler de décorum! Et le député de Papineau a l’audace de parler de
décorum et de trouver que nous en manquons! A- t-il perdu la
mémoire?
Il était pourtant en Chambre de
1936 à 1939. Ne se rappelle-t-il pas qu’au temps où son parti
gouvernait la province, des députés de l’Union nationale se prenaient à la
gorge ici même, en pleine Chambre? […]
Le
député de Papineau sait les
expressions qu’on employait. Il sait que nous étions la risée des autres
provinces à cause des scènes qui se déroulaient en cette Chambre. Et, il parle
de décorum! (25 mars 1942)
Critique des sources
Par Nicholas Toupin
La Tribune de la presse en 1941-1942 et les comptes
rendus de la session
Joseph Lavergne, du journal La Patrie,
est le président de la Tribune de la presse; Damase Potvin, de La Presse,
en est le secrétaire-trésorier. Les autres courriéristes parlementaires connus
sont : Maurice Bernier et Edmond Chassé, de L’Événement-Journal;
Jean-Marc Denault, Raymond Dubé et Jean-Louis Gagnon, du Soleil; Ewart
E. Donovan et Jack Dunn, du Quebec Chronicle Telegraph; Calixte Dumas et
Jacques Verrault, de L’Action Catholique; Alexis Gagnon, du Devoir;
Arthur-W. Langlais, de La Presse; Charles-Eugène Pelletier, du Droit;
Henri St-Pierre, du Montreal Daily Star; de même qu’Abel Vineberg, du
quotidien The Gazette.
En règle générale, les députés sont
satisfaits du travail effectué par la Tribune de la presse. Bien que leurs
propos en Chambre soient à l’occasion résumés dans les journaux, ils ne
protestent pas d’avoir été improprement cités. À ce titre, René Chaloult fait
figure d’exception.
Les attaques de la presse anglophone contre René Chaloult
Le député de Lotbinière est
passablement écorché par la presse anglophone en raison de ses opinions
politiques. Sa motion demandant aux parlementaires d’encourager la population à
voter non au plébiscite ne plaît pas aux conscriptionnistes. À de nombreuses
occasions, il doit se défendre en Chambre :
On me reproche d’avoir participé
à la récente campagne contre la conscription et d’avoir défendu les droits des
Canadiens français. The Chronicle Telegraph me reproche l’attitude que
j’ai adoptée au sujet du plébiscite et on m’accuse de trahir le Québec. On me
traite d’agitateur. On me compare à Laval et à l’amiral Darlan, en quoi on me
fait beaucoup d’honneur. L’article suggère aussi que je devrais être envoyé au
camp de concentration, rien de moins, si je ne change pas ma conduite. Le tout
est agrémenté d’injures, de grossièretés et de gros mots.
Je tiens à rappeler aux maîtres
chanteurs du Chronicle Telegraph, ce quotidien anglais de Québec, que
leurs méthodes et leurs tactiques ne m’intimident pas, que je n’ai fait que
seulement exercer mes droits en tant que citoyen britannique pour défendre la
cause et les droits des minorités, non seulement de la nôtre, mais aussi des
minorités de tout le monde. Et, je tiens à leur déclarer, qu’en dépit de leur
chantage, je continuerai dans le futur à agir comme par le passé en défendant
et en conseillant ce que je crois être bon. Je continuerai à réclamer le
respect des droits des minorités en ce pays.
Ces messieurs ont une étrange
façon de concevoir le fair-play britannique et de comprendre la liberté de
parole et les droits de la minorité en notre province. Ils la réclament pour
eux-mêmes, mais ils la nient pour les autres. J’entends continuer ma campagne.
J’ajouterai que j’ai décidé d’en
appeler aux tribunaux. Je vais leur régler leur cas. J’ai confié ma cause à mon
procureur et j’ai déjà donné instruction à mon avocat de poursuivre ce journal.
Des procédures immédiates seront intentées contre les auteurs de ce libelle.
Les propriétaires du journal The Chronicle Telegraph auront à répondre
devant les tribunaux du libelle qu’ils ont commis à mon endroit.
(28 avril)
La presse, selon
Chaloult, est contrôlée par ceux qui appuient la conscription. Il affirme que
les autres provinces canadiennes n’ont pu bénéficier d’une couverture
médiatique nuancée comme ce fut le cas au Québec, de sorte que les Canadiens
anglais n’ont pu avoir un vote éclairé au plébiscite. (12 mai)
Chaloult
considère le Montreal Gazette comme un journal extrémiste (18 mars) et
s’insurge contre les menaces proférées à son endroit par le Montreal Daily Star. (20 mai) Il accuse les journaux anglophones membres de la Tribune
de la presse de mal citer certains de ses propos tenus en Chambre. En témoigne
l’une de ses dernières prises de position en Chambre avant qu’il ne soit arrêté
et subisse son procès (6 juin au 3 août) pour avoir tenu des propos
subversifs :
Avant-hier le Star est
revenu à la charge pour demander mon arrestation à la suite des discours que
j’ai prononcés à la Chambre et dans des assemblées publiques. Hier matin, la Gazette a écrit un article à peu près dans le même sens. Le Globe and Mail, de
Toronto, réclame aussi mon arrestation. […]
Je veux donner des précisions sur
les accusations que l’on porte. D’abord, je n’ai rien à retirer de ce que j’ai
dit. Mais, je ne veux pas qu’on m’attribue des paroles que je n’ai pas
prononcées. Dans mes discours, ici ou en dehors, on détache des phrases ou des
bouts de phrase, sans tenir compte des autres choses que j’ai dites et on
dénature ma pensée. Il arrive aussi qu’on me fait dire des choses que je n’ai
pas dites. [...]
On m’a reproché des propos contre
l’unité du pays. J’ai dit et je le répète, que je suis favorable, d’abord, à
une unité canadienne-française et que nous voulions d’abord l’unité
canadienne-française. Je n’ai jamais dit que j’étais contre l’unité canadienne.
[…]
Toute cette campagne dans les
journaux me semble un complot tramé contre moi et tous ceux qui poursuivent les
mêmes luttes. […] Pas un journal français n’a eu de remarques désagréables à
mon sujet et n’a demandé mon arrestation. […] Quant à moi, je continuerai à
dire ce que j’ai dit dans le passé, à revendiquer les droits des Canadiens
français au prix même de ma liberté. (22 mai)
Notes de l’introduction historique et de la critique des
sources
1. Déclenchée
par Hitler, l’opération Barbarossa met fin au pacte germano-soviétique (1939)
qui assurait la paix entre l’Allemagne et la Russie. Avec l’ouverture de ce
nouveau front à l’Est, les nazis cherchent à s’emparer des ressources de la
Russie, veulent accroître leur « espace vital » et, par la même
occasion, mettent en application leur politique raciale haineuse à l’égard des
Slaves.
2.Roger
Sarty, Le Canada et la Bataille de l’Atlantique, Montréal, Art Global,
1998, p. 94.
3.
Il est à noter que le terme « conscription », lorsqu’il
est employé seul dans le texte, réfère au service militaire obligatoire pour
service outre-mer. Les sympathisants de la cause anticonscriptionniste ne
rejettent pas l’enrôlement obligatoire pour la défense du Canada, mais refusent
que les forces vives de la nation soient dans l’obligation d’aller combattre à
l’étranger.
4. Fait à noter, Le Devoir se
démarque des autres journaux de la province : « Toutes les forces
officielles, toute la presse sauf Le Devoir mènent une campagne
assourdissante en faveur du Oui. » Robert Rumilly, Maurice Duplessis et
son temps, tome I (1890-1944), Montréal, Fides, 1973, p. 609. De
plus, « Le Devoir, seul journal à se ranger complètement du côté du
"non", est le principal organe de diffusion de "La ligue pour la
défense du Canada". Le directeur, Georges Pelletier, est d’ailleurs un des
leaders du mouvement. » Jenny-Louise Sexton, « Le Canada et Le
Devoir durant la Deuxième Guerre mondiale : deux perceptions opposées
du conflit », dans Claude Beauregard et Catherine Saouter, dirs. Conflits
contemporains et médias, Montréal, XYZ éditeur, 1997, p. 99.
5. « Le plébiscite : "Nulle province et nul groupe
ethnique ne sauraient s’abstenir ou se taire" », Le Devoir,
7 février 1942, p. 1.
6. Hors
Québec, le pourcentage de votes en faveur du oui est de 80 %.
7. Cité
dans Conrad Black, Maurice Duplessis, Montréal, Éditions de l’Homme,
1999, p. 216.
8. Ernest
Lapointe est décédé le 26 novembre 1941. Raoul Dandurand s’est quant à lui
éteint le 11 mars 1942.
9. Jean-Guy Genest, Vie et oeuvre d’Adélard Godbout, tome II,
Québec, (Ph.D. histoire, Université Laval), 1977, p. 422-429.
10. Robert
Rumilly, Histoire de la province de Québec, XL : La guerre de 1939-1945,
Montréal, Fides, p. 107.
11. Lors des élections générales de 1939, on dénombre 70 libéraux, 15
unionistes et 1 indépendant.
12 Hector Laferté, Derrière le trône. Mémoire d’un parlementaire
québécois 1936-1958, Sillery, Septentrion, 1998, p. 203.
13. Ibid., p. 204.
14. J.-G. Genest, Vie et oeuvre d’Adélard Godbout…, p. 471.
15. Antonio Barrette, Mémoires, Montréal, Beauchemin, 1966, p. 79.
16. Conrad Black, Maurice Duplessis…, p. 223.
17. Vincent Lemieux, Le Parti libéral du Québec : alliances,
rivalités et neutralités, Les Presses de l’Université Laval, 2008, p. 64.
18. Cités dans René Chaloult, Mémoires politiques, Montréal,
Éditions du Jour, 1969, p. 112.
19. Vincent Lemieux, Le Parti libéral du Québec : alliances,
rivalités et neutralités, p. 65.
20. « Rien
à dire », La Patrie, 28 avril 1942, p. 3.
21. J.-G. Genest, Vie et œuvre d’Adélard Godbout…, p. 446.
22.
Ibid., p. 445.
23. « Le
débat sur l’Adresse commence aujourd’hui à la Chambre », Le Soleil,
25 février 1942, p. 3.
24. Le
discours du trône de la session de 1930-1931 fait également mention de la
suppression des ponts à péage.
25. Il
s’agit probablement de l’article 759, alinéa 2, de la refonte du Règlement
annoté de l’Assemblée législative : « Par dérogation au
paragraphe 1 de l’article 273, la discussion sur la motion proposant l’adresse
peut porter sur tous sujets d’intérêt public rentrant dans le cadre des
attributions de la législature et du gouvernement de la Province, mais reste,
pour le surplus, soumis aux règles des débats. » Cette refonte est
réalisée en 1941 par le greffier Louis-Philippe Geoffrion.
26. Lors
de la session de 1932, le trésorier de l’époque, le premier ministre Alexandre
Taschereau, prévoit un surplus budgétaire pour l’année fiscale en cours qui
s’étend alors sur deux années, soit 1932 et 1933. Ce budget est finalement
annoncé comme étant déficitaire lorsque les comptes sont faits en 1933.
27. « La
Semaine provinciale », Le Clairon, 24 avril 1942, p. 2.
28. « La
conscription : "M. Godbout veut-il écarter ou amputer la motion
Chaloult ?" », Le Devoir, 13 mars 1942, p. 10.
29. Rumilly, Maurice Duplessis…, p. 610.
30. Paul-André
Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du
Québec contemporain, tome II : Le Québec depuis 1930, Boréal, 1998, p.
160.
31. Ibid., p. 70-71.
32. Ce
projet de loi n’est pas nouveau. En 1934, Athanase David, député libéral de
Terrebonne, présente le bill 41 qui prône l’instauration d’une loterie à des
mêmes fins.
33. « Violente discussion à la Législature », Le Soleil,
9 mai 1945, p. 4.